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Denis Diderot
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LE NEVEU DE RAMEAU
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(1761)
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PRÉSENTATION
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Récit dialogué de Denis Diderot (1713-1784), commencé vers 1761.
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Plusieurs fois remanié, il fut publié d'après une copie autographe
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par G. Monval à Paris chez Plon-Nourrit en 1891.
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Avant cette date, le texte n'était connu que par une traduction de
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Goethe (1805), elle-même retraduite en français (1821); puis par
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une copie autographe, mais défigurée par des interventions de la
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fille de Diderot, Mme de Vandeul (1823); enfin par les éditions,
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sensiblement plus fidèles, d'Assézat (1875) et de Tourneux (1884).
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Le sous-titre de l'oeuvre est _Satire seconde_ parce qu'elle vient
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après la _Satire première_ sur les caractères et les mots de
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caractère. Étant donné sa forme, on peut entendre le terme de
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satire dans son sens antique de pot-pourri de libres propos; mais
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il est possible aussi de le comprendre dans son acception actuelle
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de critique mordante de moeurs ou de personnes, puisque le _Neveu
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de Rameau_ est à l'origine une réaction contre les
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antiphilosophes, spécialement Palissot, qui en 1760 avait
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ridiculisé Diderot et ses amis dans la comédie les Philosophes.
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LE NEVEU DE RAMEAU
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_Vertumnis, quotquot sunt, natus iniquis_ (Horat., Lib. II, Satyr.
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||
VII)
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Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller sur
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les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C'est moi
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qu'on voit, toujours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je
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||
m'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou de
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||
philosophie. J'abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le
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||
laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se
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présente, comme on voit dans l'allée de Foy nos jeunes dissolus
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marcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage
|
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riant, à l'oeil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une
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autre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune. Mes
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pensées, ce sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop
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||
pluvieux, je me réfugie au café de la Régence; là je m'amuse à
|
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voir jouer aux échecs. Paris est l'endroit du monde, et le café de
|
||
la Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu.
|
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C'est chez Rey que font assaut Légal le profond, Philidor le
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subtil, le solide Mayot, qu'on voit les coups les plus
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surprenants, et qu'on entend les plus mauvais propos; car si l'on
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peut être homme d'esprit et grand joueur d'échecs, comme Légal; on
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||
peut être aussi un grand joueur d'échecs, et un sot, comme Foubert
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et Mayot. Un après-dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlant
|
||
peu, et écoutant le moins que je pouvais; lorsque je fus abordé
|
||
par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n'en a pas
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laissé manquer. C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bon
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sens et de déraison. Il faut que les notions de l'honnête et du
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||
déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête; car il
|
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montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans
|
||
ostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. Au
|
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reste il est doué d'une organisation forte, d'une chaleur
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||
d'imagination singulière, et d'une vigueur de poumons peu commune.
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||
Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête
|
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pas; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous
|
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enfuirez. Dieux, quels terribles poumons. Rien ne dissemble plus
|
||
de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un
|
||
malade au dernier degré de la consomption; on compterait ses dents
|
||
à travers ses joues. On dirait qu'il a passé plusieurs jours sans
|
||
manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras
|
||
et replet, comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier,
|
||
ou qu'il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins.
|
||
Aujourd'hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de
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lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se
|
||
dérobe, on serait tenté de l'appeler, pour lui donner l'aumône.
|
||
Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête
|
||
haute, il se montre et vous le prendriez au peu prés pour un
|
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honnête homme. Il vit au jour la journée. Triste ou gai, selon les
|
||
circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est
|
||
de savoir où il dînera; après dîner, il pense où il ira souper. La
|
||
nuit amène aussi son inquiétude. Ou il regagne, à pied, un petit
|
||
grenier qu'il habite, à moins que l'hôtesse ennuyée d'attendre son
|
||
loyer, ne lui en ait redemandé la clef; ou il se rabat dans une
|
||
taverne du faubourg où il attend le jour, entre un morceau de pain
|
||
et un pot de bière. Quand il n'a pas six sols dans sa poche, ce
|
||
qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses
|
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amis, soit au cocher d'un grand seigneur qui lui donne un lit sur
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||
de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une
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||
partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il
|
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arpente toute la nuit, le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît
|
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avec le jour, à la ville, habillé de la veille pour le lendemain,
|
||
et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je
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||
n'estime pas ces originaux-là. D'autres en font leurs
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||
connaissances familières, même leurs amis. Ils m'arrêtent une fois
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l'an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche
|
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avec celui des autres, et qu'ils rompent cette fastidieuse
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uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos
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bienséances d'usage ont introduite. S'il en paraît un dans une
|
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compagnie; c'est un grain de levain qui fermente qui restitue à
|
||
chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il
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agite; il fait approuver ou blâmer; il fait sortir la vérité; il
|
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fait connaître les gens de bien; il démasque les coquins; c'est
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||
alors que l'homme de bon sens écoute, et démêle son monde. Je
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connaissais celui-ci de longue main. Il fréquentait dans une
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||
maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une
|
||
fille unique. Il jurait au père et à la mère qu'il épouserait leur
|
||
fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez; lui
|
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disaient qu'il était fou, et je vis le moment que la chose était
|
||
faite. Il m'empruntait quelques écus que je lui donnais. Il
|
||
s'était introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons
|
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honnêtes, où il avait son couvert, mais à la condition qu'il ne
|
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parlerait pas, sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait,
|
||
et mangeait de rage. Il était excellent à voir dans cette
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||
contrainte. S'il lui prenait envie de manquer au traité, et qu'il
|
||
ouvrit la bouche; au premier mot, tous les convives s'écriaient, ô
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||
Rameau! Alors la fureur étincelait dans ses yeux, et il se
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||
remettait à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de savoir
|
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le nom de l'homme, et vous le savez. C'est le neveu de ce musicien
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célèbre qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous
|
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psalmodions depuis plus de cent ans; qui a tant écrit de visions
|
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inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la
|
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musique, où ni lui ni personne n'entendit jamais rien, et de qui
|
||
nous avons un certain nombre d'opéras où il y a de l'harmonie, des
|
||
bouts de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, des
|
||
triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à
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||
perte d'haleine; des airs de danse qui dureront éternellement, et
|
||
qui, après avoir enterré le Florentin sera enterré par les
|
||
virtuoses italiens, ce qu'il pressentait et le rendait sombre,
|
||
triste, hargneux; car personne n'a autant d'humeur, pas même une
|
||
jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu'un auteur
|
||
menacé de survivre à sa réputation; témoins Marivaux et Crébillon
|
||
le fils.
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Il m'aborde... Ah, ah, vous voilà, monsieur le philosophe, et que
|
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faites-vous ici parmi ce tas de fainéants? Est-ce que vous perdez
|
||
aussi votre temps à pousser le bois? C'est ainsi qu'on appelle par
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mépris jouer aux échecs ou aux dames.
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||
MOI. -- Non, mais quand je n'ai rien de mieux à faire, je m'amuse
|
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à regarder un instant, ceux qui le poussent bien.
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LUI. -- En ce cas, vous vous amusez rarement; excepté Légal et
|
||
Philidor, le reste n'y entend rien.
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||
MOI. -- Et monsieur de Bissy donc?
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||
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||
LUI. -- Celui-là est en joueur d'échecs, ce que mademoiselle
|
||
Clairon est en acteur. Ils savent de ces jeux, l'un et l'autre,
|
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tout ce qu'on en peut apprendre.
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||
MOI. -- Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce
|
||
qu'aux hommes sublimes.
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||
LUI. -- Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en
|
||
musique, et autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité
|
||
dans ces genres.
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||
MOI. -- A peu de chose, j'en conviens. Mais c'est qu'il faut qu'il
|
||
y ait un grand nombre d'hommes qui s'y appliquent, pour faire
|
||
sortir l'homme de génie. Il est un dans la multitude. Mais
|
||
laissons cela. Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne
|
||
pense guère à vous, quand je ne vous vois pas. Mais vous me
|
||
plaisez toujours à revoir. Qu'avez-vous fait?
|
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||
LUI. -- Ce que vous, moi et tous les autres font; du bien, du mal
|
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et rien. Et puis j'ai eu faim, et j'ai mangé, quand l'occasion
|
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s'en est présentée; après avoir mangé, j'ai eu soif, et j'ai bu
|
||
quelquefois. Cependant la barbe me venait; et quand elle a été
|
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venue, je l'ai fait raser.
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||
MOI. -- Vous avez mal fait. C'est la seule chose qui vous manque,
|
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pour être un sage.
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||
LUI. -- Oui-da. J'ai le front grand et ridé; l'oeil ardent; le nez
|
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saillant; les joues larges; le sourcil noir et fourni; la bouche
|
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bien fendue; la lèvre rebordée; et la face carrée. Si ce vaste
|
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menton était couvert d'une longue barbe; savez-vous que cela
|
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figurerait très bien en bronze ou en marbre.
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||
MOI. -- A côté d'un César, d'un Marc-Aurèle, d'un Socrate.
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||
LUI. -- Non, je serais mieux entre Diogène et Phryné. Je suis
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||
effronté comme l'un, et je fréquente volontiers chez les autres.
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||
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||
MOI. -- Vous portez-vous toujours bien?
|
||
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||
LUI. -- Oui, ordinairement; mais pas merveilleusement aujourd'hui.
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||
MOI. -- Comment? Vous voilà avec un ventre de Silène; et un
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visage...
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||
LUI. -- Un visage qu'on prendrait pour son antagoniste. C'est que
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l'humeur qui fait sécher mon cher oncle engraisse apparemment son
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||
cher neveu.
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||
MOI. -- A propos de cet oncle, le voyez-vous quelquefois?
|
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||
LUI. -- Oui, passer dans la rue.
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||
|
||
MOI. -- Est-ce qu'il ne vous fait aucun bien?
|
||
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||
LUI. -- S'il en fait à quelqu'un, c'est sans s'en douter. C'est un
|
||
philosophe dans son espèce. Il ne pense qu'à lui; le reste de
|
||
l'univers lui est comme d'un clou à soufflet. Sa fille et sa femme
|
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n'ont qu'à mourir, quand elles voudront; pourvu que les cloches de
|
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la paroisse, qu'on sonnera pour elles, continuent de résonner la
|
||
douzième et la dix-septième tout sera bien. Cela est heureux pour
|
||
lui. Et c'est ce que je prise particulièrement dans les gens de
|
||
génie. Ils ne sont bons qu'à une chose. Passé cela, rien. Ils ne
|
||
savent ce que c'est d'être citoyens, pères, mères, frères,
|
||
parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point;
|
||
mais ne pas désirer que la graine en soit commune. Il faut des
|
||
hommes; mais pour des hommes de génie; point. Non, ma foi, il n'en
|
||
faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe; et dans les
|
||
plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante
|
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qu'on ne la réforme pas sans charivari. Il s'établit partie de ce
|
||
qu'ils ont imaginé. Partie reste comme il était; de là deux
|
||
évangiles; un habit d'Arlequin. La sagesse du moine de Rabelais,
|
||
est la vraie sagesse, pour son repos et pour celui des autres:
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||
faire son devoir, tellement quelle ment; toujours dire du bien de
|
||
Monsieur le prieur; et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il
|
||
va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais
|
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l'histoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici-
|
||
bas, par quelque homme de génie. Mais je ne sais pas l'histoire,
|
||
parce que je ne sais rien. Le diable m'emporte, si j'ai jamais
|
||
rien appris; et si pour n'avoir rien appris, je m'en trouve plus
|
||
mal. J'étais un jour à la table d'un ministre du roi de France qui
|
||
a de l'esprit comme quatre; eh bien, il nous démontra clair comme
|
||
un et un font deux, que rien n'était plus utile aux peuples que le
|
||
mensonge; rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me rappelle
|
||
pas bien ses preuves; mais il s'ensuivait évidemment que les gens
|
||
de génie sont détestables, et que si un enfant apportait en
|
||
naissant, sur son front, la caractéristique de ce dangereux
|
||
présent de la nature, il faudrait ou l'étouffer, ou le jeter au
|
||
cagnard.
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||
MOI. -- Cependant ces personnages-là, si ennemis du génie,
|
||
prétendent tous en avoir.
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||
LUI. -- Je crois bien qu'ils le pensent au-dedans d'eux-mêmes;
|
||
mais je ne crois pas qu'ils osassent l'avouer.
|
||
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||
MOI. -- C'est par modestie. Vous conçûtes donc là, une terrible
|
||
haine contre le génie.
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||
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||
LUI. -- A n'en jamais revenir.
|
||
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||
MOI. -- Mais j'ai vu un temps que vous vous désespériez de n'être
|
||
qu'un homme commun. Vous ne serez jamais heureux, si le pour et le
|
||
contre vous afflige également. Il faudrait prendre son parti, et y
|
||
demeurer attaché. Tout en convenant avec vous que les hommes de
|
||
génie sont communément singuliers, ou comme dit le proverbe, qu'il
|
||
n'y a point de grands esprits sans un grain de folie, on n'en
|
||
reviendra pas. On méprisera les siècles qui n'en auront pas
|
||
produit. Ils feront l'honneur des peuples chez lesquels ils auront
|
||
existé; tôt ou tard, on leur élève des statues, et on les regarde
|
||
comme les bienfaiteurs du genre humain. N'en déplaise au ministre
|
||
sublime que vous m'avez cité, je crois que si le mensonge peut
|
||
servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue; et
|
||
qu'au contraire, la vérité sert nécessairement à la longue; bien
|
||
qu'il puisse arriver qu'elle nuise dans le moment. D'où je serais
|
||
tenté de conclure que l'homme de génie qui décrie une erreur
|
||
générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être
|
||
digne de notre vénération. Il peut arriver que cet être soit la
|
||
victime du préjugé et des lois; mais il y a deux sortes de lois,
|
||
les unes d'une équité, d'une généralité absolues; d'autres
|
||
bizarres qui ne doivent leur sanction qu'à l'aveuglement ou la
|
||
nécessité des circonstances. Celles-ci ne couvrent le coupable qui
|
||
les enfreint que d'une ignominie passagère; ignominie que le temps
|
||
reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester à jamais.
|
||
De Socrate, ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est
|
||
aujourd'hui le déshonoré?
|
||
|
||
LUI. -- Le voilà bien avancé! en a-t-il été moins condamné? en a-
|
||
t-il moins été mis à mort? en a-t-il moins été un citoyen
|
||
turbulent? par le mépris d'une mauvaise loi, en a-t-il moins
|
||
encouragé les fous au mépris des bonnes? en a-t-il moins été un
|
||
particulier audacieux et bizarre? Vous n'étiez pas éloigné tout à
|
||
l'heure d'un aveu peu favorable aux hommes de génie.
|
||
|
||
MOI. -- Écoutez-moi, cher homme. Une société ne devrait point
|
||
avoir de mauvaises lois; et si elle n'en avait que de bonnes, elle
|
||
ne serait jamais dans le cas de persécuter un homme de génie. Je
|
||
ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement attaché à la
|
||
méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un
|
||
méchant qu'un homme d'esprit. Quand un homme de génie serait
|
||
communément d'un commerce dur, difficile, épineux, insupportable,
|
||
quand même ce serait un méchant, qu'en concluriez-vous?
|
||
LUI. -- Qu'il est bon à noyer.
|
||
|
||
MOI. -- Doucement; cher homme. Ça, dites-moi; je ne prendrai pas
|
||
votre oncle pour exemple; c'est un homme dur; c'est un brutal; il
|
||
est sans humanité; il est avare. Il est mauvais père, mauvais
|
||
époux; mauvais oncle; mais il n'est pas assez décidé que ce soit
|
||
un homme de génie; qu'il ait poussé son art fort loin, et qu'il
|
||
soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine? Celui-là
|
||
certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme.
|
||
Mais de Voltaire?
|
||
|
||
LUI. -- Ne me pressez pas; car je suis conséquent.
|
||
|
||
MOI. -- Lequel des deux préféreriez-vous? Ou qu'il eût été un bon
|
||
homme, identifié avec son comptoir comme Briasson ou avec son
|
||
aune, comme Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant
|
||
légitime à sa femme, bon mari; bon père, bon oncle, bon voisin,
|
||
honnête commerçant, mais rien de plus; ou qu'il eût été fourbe,
|
||
traître, ambitieux, envieux, méchant; mais auteur d'Andromaque, de
|
||
Britannicus, d'Iphigénie, de Phèdre, d'Athalie.
|
||
|
||
LUI. -- Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût
|
||
mieux valu qu'il eût été le premier.
|
||
|
||
MOI. -- Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez.
|
||
|
||
LUI. -- Oh! vous voilà, vous autres! Si nous disons quelque chose
|
||
de bien, c'est comme des fous, ou des inspirés; par hasard. Il n'y
|
||
a que vous autres qui vous entendiez. Oui, monsieur le philosophe.
|
||
Je m'entends; et je m'entends ainsi que vous vous entendez.
|
||
|
||
MOI. -- Voyons; eh bien, pourquoi pour lui?
|
||
|
||
LUI. -- C'est que toutes ces belles choses-là qu'il a faites ne
|
||
lui ont pas rendu vingt mille francs; et que s'il eût été un bon
|
||
marchand en soie de la rue Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon
|
||
épicier en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une
|
||
fortune immense, et qu'en l'amassant, il n'y aurait eu sorte de
|
||
plaisirs dont il n'eût joui; qu'il aurait donné de temps en temps
|
||
la pistole à un pauvre diable de bouffon comme moi qui l'aurait
|
||
fait rire, qui lui aurait procuré dans l'occasion une jeune fille
|
||
qui l'aurait désennuyé de l'éternelle cohabitation avec sa femme;
|
||
que nous aurions fait d'excellents repas chez lui, joué gros jeu;
|
||
bu d'excellents vins, d'excellentes liqueurs, d'excellents cafés,
|
||
fait des parties de campagne; et vous voyez que je m'entendais.
|
||
Vous riez. Mais laissez-moi dire. Il eût été mieux pour ses
|
||
entours.
|
||
|
||
MOI. -- Sans contredit; pourvu qu'il n'eût pas employé d'une façon
|
||
déshonnête l'opulence qu'il aurait acquise par un commerce
|
||
légitime; qu'il eût éloigné de sa maison tous ces joueurs; tous
|
||
ces parasites; tous ces fades complaisants; tous ces fainéants,
|
||
tous ces pervers inutiles; et qu'il eût fait assommer à coups de
|
||
bâtons, par ses garçons de boutique, l'homme officieux qui
|
||
soulage, par la variété, les maris, du dégoût d'une cohabitation
|
||
habituelle avec leurs femmes.
|
||
|
||
LUI. -- Assommer! monsieur, assommer! on n'assomme personne dans
|
||
une ville bien policée. C'est un état honnête. Beaucoup de gens,
|
||
même titrés, s'en mêlent. Et à quoi diable, voulez-vous donc qu'on
|
||
emploie son argent, si ce n'est à avoir bonne table, bonne
|
||
compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs de toutes les
|
||
couleurs, amusements de toutes les espèces. J'aimerais autant être
|
||
gueux que de posséder une grande fortune, sans aucune de ces
|
||
jouissances. Mais revenons à Racine. Cet homme n'a été bon que
|
||
pour des inconnus, et que pour le temps où il n'était plus.
|
||
|
||
MOI. -- D'accord. Mais pesez le mal et le bien. Dans mille ans
|
||
d'ici, il fera verser des larmes; il sera l'admiration des hommes.
|
||
Dans toutes les contrées de la terre il inspirera l'humanité, la
|
||
commisération, la tendresse; on demandera qui il était, de quel
|
||
pays, et on l'enviera à la France. Il a fait souffrir quelques
|
||
êtres qui ne sont plus; auxquels nous ne prenons presque aucun
|
||
intérêt; nous n'avons rien à redouter ni de ses vices ni de ses
|
||
défauts. Il eût été mieux sans doute qu'il eût reçu de la nature
|
||
les vertus d'un homme de bien, avec les talents d'un grand homme.
|
||
C'est un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son
|
||
voisinage; qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses pieds;
|
||
mais il a porté sa cime jusque dans la nue; ses branches se sont
|
||
étendues au loin; il a prêté son ombre à ceux qui venaient, qui
|
||
viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc
|
||
majestueux; il a produit des fruits d'un goût exquis et qui se
|
||
renouvellent sans cesse. Il serait à souhaiter que de Voltaire eût
|
||
encore la douceur de Duclos, l'ingénuité de l'abbé Trublet, la
|
||
droiture de l'abbé d'Olivet; mais puisque cela ne se peut;
|
||
regardons la chose du côté vraiment intéressant; oublions pour un
|
||
moment le point que nous occupons dans l'espace et dans la durée;
|
||
et étendons notre vue sur les siècles à venir, les régions les
|
||
plus éloignées, et les peuples à naître. Songeons au bien de notre
|
||
espèce. Si nous ne sommes pas assez généreux; pardonnons au moins
|
||
à la nature d'avoir été plus sage que nous. Si vous jetez de l'eau
|
||
froide sur la tête de Greuze, vous éteindrez peut-être son talent
|
||
avec sa vanité. Si vous rendez de Voltaire moins sensible à la
|
||
critique, il ne saura plus descendre dans l'âme de Mérope. Il ne
|
||
vous touchera plus.
|
||
|
||
LUI. -- Mais si la nature était aussi puissante que sage; pourquoi
|
||
ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu'elle les a faits grands?
|
||
|
||
MOI. -- Mais ne voyez-vous pas qu'avec un pareil raisonnement vous
|
||
renversez l'ordre général, et que si tout ici-bas était excellent,
|
||
il n'y aurait rien d'excellent.
|
||
|
||
LUI. -- Vous avez raison. Le point important est que vous et moi
|
||
nous soyons, et que nous soyons vous et moi. Que tout aille
|
||
d'ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon
|
||
avis, est celui où je devais être; et foin du plus parfait des
|
||
mondes, si je n'en suis pas. l'aime mieux être, et même être
|
||
impertinent raisonneur que de n'être pas.
|
||
|
||
MOI. -- Il n'y a personne qui ne pense comme vous, et qui ne fasse
|
||
le procès à l'ordre qui est; sans s'apercevoir qu'il renonce à sa
|
||
propre existence.
|
||
|
||
LUI. -- Il est vrai.
|
||
|
||
MOI. -- Acceptons donc les choses comme elles sont. Voyons ce
|
||
qu'elles nous coûtent et ce qu'elles nous rendent; et laissons là
|
||
le tout que nous ne connaissons pas assez pour le louer ou le
|
||
blâmer; et qui n'est peut-être ni bien ni mal; s'il est
|
||
nécessaire, comme beaucoup d'honnêtes gens l'imaginent.
|
||
|
||
LUI. -- Je n'entends pas grand-chose à tout ce que vous me débitez
|
||
là. C'est apparemment de la philosophie; je vous préviens que je
|
||
ne m'en mêle pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien
|
||
être un autre, au hasard d'être un homme de génie, un grand homme.
|
||
Oui, il faut que j'en convienne, il y a là quelque chose qui me le
|
||
dit. Je n'en ai jamais entendu louer un seul que son éloge ne
|
||
m'ait fait secrètement enrager. le suis envieux. Lorsque
|
||
j'apprends de leur vie privée quelque trait qui les dégrade, je
|
||
l'écoute avec plaisir. Cela nous rapproche: j'en supporte plus
|
||
aisément ma médiocrité. Je me dis: certes tu n'aurais jamais fait
|
||
Mahomet; mais ni l'éloge du Maupeou. J'ai donc été; je suis donc
|
||
fâché d'être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché. Je
|
||
n'ai jamais entendu jouer l'ouverture des Indes galantes; jamais
|
||
entendu chanter, Profonds Abîmes du Ténare, Nuit, éternelle Nuit,
|
||
sans me dire avec douleur; voilà ce que tu ne feras jamais.
|
||
J'étais donc jaloux de mon oncle, et s'il y avait eu à sa mort,
|
||
quelques belles pièces de clavecin, dans son portefeuille, je
|
||
n'aurais pas balancé à rester moi, et à être lui.
|
||
|
||
MOI. -- S'il n'y a que cela qui vous chagrine, cela n'en vaut pas
|
||
trop la peine.
|
||
|
||
LUI. -- Ce n'est rien. Ce sont des moments qui passent.
|
||
|
||
Puis il se remettait à chanter l'ouverture des Indes galantes, et
|
||
l'air Profonds Abîmes; et il ajoutait:
|
||
|
||
Le quelque chose qui est là et qui me parle, me dit: Rameau, tu
|
||
voudrais bien avoir fait ces deux morceaux-là; si tu avais fait
|
||
ces deux morceaux-là, tu en ferais bien deux autres; et quand tu
|
||
en aurais fait un certain nombre, on te jouerait, on te chanterait
|
||
partout; quand tu marcherais, tu aurais la tête droite; la
|
||
conscience te rendrait témoignage à toi-même de ton propre mérite;
|
||
les autres, te désigneraient du doigt. On dirait, c'est lui qui a
|
||
fait les jolies gavottes et il chantait les gavottes; puis avec
|
||
l'air d'un homme touché, qui nage dans la joie, et qui en a les
|
||
yeux humides, il ajoutait, en se frottant les mains; tu aurais une
|
||
bonne maison, et il en mesurait l'étendue avec ses bras, un bon
|
||
lit, et il s'y étendait nonchalamment, de bons vins, qu'il goûtait
|
||
en faisant claquer sa langue contre son palais, un bon équipage et
|
||
il levait le pied pour y monter, de jolies femmes à qui il prenait
|
||
déjà la gorge et qu'il regardait voluptueusement, cent faquins me
|
||
viendraient encenser tous les jours; et il croyait les voir autour
|
||
de lui; il voyait Palissot, Poincinet, les Frérons père et fils,
|
||
La Porte; il les entendait, il se rengorgeait, les approuvait,
|
||
leur souriait, les dédaignait, les méprisait, les chassait, les
|
||
rappelait; puis il continuait: et c'est ainsi que l'on te dirait
|
||
le matin que tu es un grand homme; tu lirais dans l'histoire des
|
||
Trois Siècles que tu es un grand homme; tu serais convaincu le
|
||
soir que tu es un grand homme; et le grand homme, Rameau le neveu
|
||
s'endormirait au doux murmure de l'éloge qui retentirait dans son
|
||
oreille; même en dormant, il aurait l'air satisfait; sa poitrine
|
||
se dilaterait, s'élèverait, s'abaisserait avec aisance; il
|
||
ronflerait, comme un grand homme; et en parlant ainsi; il se
|
||
laissait aller mollement sur une banquette; il fermait les yeux,
|
||
et il imitait le sommeil heureux qu'il imaginait. Après avoir
|
||
goûté quelques instants la douceur de ce repos, il se réveillait,
|
||
étendait ses bras, bâillait, se frottait les yeux, et cherchait
|
||
encore autour de lui ses adulateurs insipides.
|
||
|
||
MOI. -- Vous croyez donc que l'homme heureux a son sommeil?
|
||
|
||
LUI. -- Si je le crois! Moi, pauvre hère, lorsque le soir j'ai
|
||
regagné mon grenier et que je me suis fourré dans mon grabat, je
|
||
suis ratatiné sous ma couverture; j'ai la poitrine étroite et la
|
||
respiration gênée; c'est une espèce de plainte faible qu'on entend
|
||
à peine; au lieu qu'un financier fait retentir son appartement, et
|
||
étonne toute sa rue. Mais ce qui m'afflige aujourd'hui, ce n'est
|
||
pas de ronfler et de dormir mesquinement, comme un misérable.
|
||
|
||
MOI. -- Cela est pourtant triste.
|
||
|
||
LUI. -- Ce qui m'est arrivé l'est bien davantage.
|
||
|
||
MOI. -- Qu'est-ce donc?
|
||
|
||
LUI. -- Vous avez toujours pris quelque intérêt à moi, parce que
|
||
je suis un bon diable que vous méprisez dans le fond, mais qui
|
||
vous amuse.
|
||
|
||
MOI. -- C'est la vérité.
|
||
|
||
LUI. -- Et je vais vous le dire.
|
||
|
||
Avant que de commencer, il pousse un profond soupir et porte ses
|
||
deux mains à son front. Ensuite, il reprend un air tranquille, et
|
||
me dit:
|
||
|
||
Vous savez que je suis un ignorant, un sot, un fou, un
|
||
impertinent, un paresseux, ce que nos Bourguignons appellent un
|
||
fieffé truand, un escroc, un gourmand...
|
||
|
||
MOI. -- Quel panégyrique!
|
||
|
||
LUI. -- Il est vrai de tout point. Il n'y en a pas un mot à
|
||
rabattre. Point de contestation là-dessus, s'il vous plaît.
|
||
Personne ne me connaît mieux que moi; et je ne dis pas tout.
|
||
|
||
MOI. -- Je ne veux point vous fâcher; et je conviendrai de tout.
|
||
|
||
LUI. -- Eh bien, je vivais avec des gens qui m'avaient pris en
|
||
gré, précisément parce que j'étais doué, à un rare degré, de
|
||
toutes ces qualités.
|
||
|
||
MOI. -- Cela est singulier. Jusqu'à présent j'avais cru ou qu'on
|
||
se les cachait à soi-même, ou qu'on se les pardonnait, et qu'on
|
||
les méprisait dans les autres.
|
||
|
||
LUI. -- Se les cacher, est-ce qu'on le peut? Soyez sûr que, quand
|
||
Palissot est seul et qu'il revient sur lui-même, il se dit bien
|
||
d'autres choses. Soyez sûr qu'en tête à tête avec son collègue,
|
||
ils s'avouent franchement qu'ils ne sont que deux insignes
|
||
maroufles. Les mépriser dans les autres! mes gens étaient plus
|
||
équitables, et leur caractère me réussissait merveilleusement
|
||
auprès d'eux. J'étais comme un coq en pâte. On me fêtait. On ne me
|
||
perdait pas un moment, sans me regretter. J'étais leur petit
|
||
Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou l'impertinent,
|
||
l'ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête.
|
||
Il n'y avait pas une de ces épithètes familières qui ne me valût
|
||
un sourire, une caresse, un petit coup sur l'épaule, un soufflet,
|
||
un coup de pied, à table un bon morceau qu'on me jetait sur mon
|
||
assiette, hors de table une liberté que je prenais sans
|
||
conséquence, car moi, je suis sans conséquence. On fait de moi,
|
||
avec moi, devant moi, tout ce qu'on veut, sans que je m'en
|
||
formalise; et les petits présents qui me pleuvaient? Le grand
|
||
chien que je suis; j'ai tout perdu! J'ai tout perdu pour avoir eu
|
||
le sens commun, une fois, une seule fois en ma vie; ah, si cela
|
||
m'arrive jamais!
|
||
|
||
MOI. -- De quoi s'agissait-il donc?
|
||
|
||
LUI. -- C'est une sottise incomparable, incompréhensible,
|
||
irrémissible.
|
||
|
||
MOI. -- Quelle sottise encore?
|
||
|
||
LUI. -- Rameau, Rameau, vous avait-on pris pour cela! La sottise
|
||
d'avoir eu un peu de goût, un peu d'esprit, un peu de raison.
|
||
Rameau, mon ami, cela vous apprendra à rester ce que Dieu vous fit
|
||
et ce que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l'on vous a pris
|
||
par les épaules, on vous a conduit à la porte; on vous a dit,
|
||
«Faquin, tirez; ne reparaissez plus. Cela veut avoir du sens, de
|
||
la raison, je crois! Tirez. Nous avons de ces qualités là, de
|
||
reste.» Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts; c'est
|
||
votre langue maudite qu'il fallait mordre auparavant. Pour ne vous
|
||
en être pas avisé, vous voilà sur le pavé, sans le sol, et ne
|
||
sachant où donner de la tête. Vous étiez nourri à bouche que veux-
|
||
tu, et vous retournerez au regrat; bien logé, et vous serez trop
|
||
heureux si l'on vous rend votre grenier; bien couché, et la paille
|
||
vous attend entre le cocher de Monsieur de Soubise et l'ami Robbé.
|
||
Au lieu d'un sommeil doux et tranquille, comme vous l'aviez, vous
|
||
entendrez d'une oreille le hennissement et le piétinement des
|
||
chevaux, de l'autre, le bruit mille fois plus insupportable des
|
||
vers secs, durs et barbares. Malheureux, malavisé, possédé d'un
|
||
million de diables!
|
||
|
||
MOI. -- Mais n'y aurait-il pas moyen de se rapatrier? La faute que
|
||
vous avez commise est-elle si impardonnable? A votre place,
|
||
j'irais retrouver mes gens. Vous leur êtes plus nécessaire que
|
||
vous ne croyez.
|
||
|
||
LUI. -- Oh, je suis sûr qu'à présent qu'ils ne m'ont pas, pour les
|
||
faire rire, ils s'ennuient comme des chiens.
|
||
|
||
MOI. -- J'irais donc les retrouver. Je ne leur laisserais pas le
|
||
temps de se passer de moi; de se tourner vers quelque amusement
|
||
honnête: car qui sait ce qui peut arriver?
|
||
|
||
LUI. -- Ce n'est pas là ce que je crains. Cela n'arrivera pas.
|
||
|
||
MOI. -- Quelque sublime que vous soyez, un autre peut vous
|
||
remplacer.
|
||
|
||
LUI. -- Difficilement.
|
||
|
||
MOI. -- D'accord. Cependant j'irais avec ce visage défait, ces
|
||
yeux égarés, ce col débraillé, ces cheveux ébouriffés, dans l'état
|
||
vraiment tragique où vous voilà. Je me jetterais aux pieds de la
|
||
divinité. Je me collerais la face contre terre; et sans me
|
||
relever, je lui dirais d'une voix basse et sanglotante: «Pardon,
|
||
madame! pardon! je suis un indigne, un infâme. Ce fut un
|
||
malheureux instant; car vous savez que je ne suis pas sujet à
|
||
avoir du sens commun, et je vous promets de n'en avoir de ma vie.»
|
||
|
||
Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je lui tenais ce
|
||
discours, il en exécutait la pantomime. Il s'était prosterné; il
|
||
avait collé son visage contre terre; il paraissait tenir entre ses
|
||
deux mains le bout d'une pantoufle; il pleurait; il sanglotait; il
|
||
disait, «oui, ma petite reine; oui, je le promets; je n'en aurai
|
||
de ma vie, de ma vie». Puis se relevant brusquement, il ajouta
|
||
d'un ton sérieux et réfléchi:
|
||
|
||
LUI. -- Oui: vous avez raison. Je crois que c'est le mieux. Elle
|
||
est bonne. Monsieur Viellard dit qu'elle est si bonne. Moi, je
|
||
sais un peu qu'elle l'est. Mais cependant aller s'humilier devant
|
||
une guenon! Crier miséricorde aux pieds d'une misérable petite
|
||
histrionne que les sifflets du parterre ne cessent de poursuivre!
|
||
Moi, Rameau! fils de Monsieur Rameau, apothicaire de Dijon, qui
|
||
est un homme de bien et qui n'a jamais fléchi le genou devant qui
|
||
que ce soit! Moi, Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le grand
|
||
Rameau, qu'on voit se promener droit et les bras en l'air, au
|
||
Palais-Royal, depuis que monsieur Carmontelle l'a dessiné courbé,
|
||
et les mains sous les basques de son habit! Moi qui ai composé des
|
||
pièces de clavecins que personne ne joue, mais qui seront peut-
|
||
être les seules qui passeront à la postérité qui les jouera; moi!
|
||
moi enfin! J'irais!... Tenez, Monsieur, cela ne se peut. Et
|
||
mettant sa main droite sur sa poitrine, il ajoutait: le me sens là
|
||
quelque chose qui s'élève et qui me dit, «Rameau, tu n'en feras
|
||
rien». Il faut qu'il y ait une certaine dignité attachée à la
|
||
nature de l'homme, que rien ne peut étouffer. Cela se réveille à
|
||
propos de bottes. Oui, à propos de bottes; car il y a d'autres
|
||
jours où il ne m'en coûterait rien pour être vil tant qu'on
|
||
voudrait; ces jours-là, pour un liard, je baiserais le cul à la
|
||
petite Hus.
|
||
|
||
MOI. -- Hé, mais, l'ami; elle est blanche, jolie, jeune, douce,
|
||
potelée; et c'est un acte d'humilité auquel un plus délicat que
|
||
vous pourrait quelquefois s'abaisser.
|
||
|
||
LUI. -- Entendons-nous; c'est qu'il y a baiser le cul au simple,
|
||
et baiser le cul au figuré. Demandez au gros Bergier qui baise le
|
||
cul de madame de La Marck au simple et au figuré; et ma foi, le
|
||
simple et le figuré me déplairaient également là.
|
||
|
||
MOI. -- Si l'expédient que je vous suggère ne vous convient pas;
|
||
ayez donc le courage d'être gueux.
|
||
|
||
LUI. -- Il est dur d'être gueux, tandis qu'il y a tant de sots
|
||
opulents aux dépens desquels on peut vivre. Et puis le mépris de
|
||
soi; il est insupportable.
|
||
|
||
MOI. -- Est-ce que vous connaissez ce sentiment-là?
|
||
|
||
LUI. -- Si je le connais; combien de fois, je me suis dit:
|
||
«Comment, Rameau, il y a dix mille bonnes tables à Paris, à quinze
|
||
ou vingt couverts chacune; et de ces couverts-là, il n'y en a pas
|
||
un pour toi! Il y a des bourses pleines d'or qui se versent de
|
||
droite et de gauche, et il n'en tombe pas une pièce sur toi! Mille
|
||
petits beaux esprits, sans talent, sans mérite; mille petites
|
||
créatures, sans charmes; mille plats intrigants, sont bien vêtus,
|
||
et tu irais tout nu? Et tu serais imbécile à ce point? est-ce que
|
||
tu ne saurais pas mentir, jurer, parjurer, promettre, tenir ou
|
||
manquer comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas te mettre à
|
||
quatre pattes, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas
|
||
favoriser l'intrigue de Madame, et porter le billet doux de
|
||
Monsieur, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas encourager
|
||
ce jeune homme à parler à Mademoiselle, et persuader à
|
||
Mademoiselle de l'écouter, comme un autre? est-ce que tu ne
|
||
saurais pas faire entendre à la fille d'un de nos bourgeois,
|
||
qu'elle est mal mise; que de belles boucles d'oreilles, un peu de
|
||
rouge, des dentelles, une robe à la polonaise, lui siéraient à
|
||
ravir? que ces petits pieds-là ne sont pas faits pour marcher dans
|
||
la rue? qu'il y a un beau monsieur, jeune et riche, qui a un habit
|
||
galonné d'or, un superbe équipage, six grands laquais, qui l'a vue
|
||
en passant, qui la trouve charmante; et que depuis ce jour-là il
|
||
en a perdu le boire et le manger; qu'il n'en dort plus, et qu'il
|
||
en mourra?» Mais mon papa. -- Bon, bon; votre papa! il s'en
|
||
fâchera d'abord un peu. -- Et maman qui me recommande tant d'être
|
||
honnête fille? qui me dit qu'il n'y a rien dans ce monde que
|
||
l'honneur? -- Vieux propos qui ne signifient rien. -- Et mon
|
||
confesseur? -- Vous ne le verrez plus; ou si vous persistez dans
|
||
la fantaisie d'aller lui faire l'histoire de vos amusements; il
|
||
vous en coûtera quelques livres de sucre et de café. -- C'est un
|
||
homme sévère qui m'a déjà refusé l'absolution, pour la chanson,
|
||
viens dans ma cellule. -- C'est que vous n'aviez rien à lui
|
||
donner... Mais quand vous lui apparaîtrez en dentelles. -- J'aurai
|
||
donc des dentelles? -- Sans doute et de toutes les sortes... en
|
||
belles boucles de diamants. -- J'aurai donc de belles boucles de
|
||
diamants? -- Oui. -- Comme celles de cette marquise qui vient
|
||
quelquefois prendre des gants, dans notre boutique? --
|
||
Précisément. Dans un bel équipage, avec des chevaux gris pommelés;
|
||
deux grands laquais, un petit nègre, et le coureur en avant, du
|
||
rouge, des mouches, la queue portée. -- Au bal? -- Au bal... à
|
||
l'Opéra, à la Comédie...» Déjà le coeur lui tressaillit de joie.
|
||
Tu joues avec un papier entre tes doigts.» Qu'est cela? -- Ce
|
||
n'est rien -- Il me semble que si. -- C'est un billet. -- Et pour
|
||
qui? -- Pour vous, si vous étiez un peu curieuse. -- Curieuse, je
|
||
le suis beaucoup. Voyons.» Elle lit.» Une entrevue, cela ne se
|
||
peut. -- En allant à la messe. -- Maman m'accompagne toujours;
|
||
mais s'il venait ici, un peu matin; je me lève la première; et je
|
||
suis au comptoir, avant qu'on soit levé.» Il vient: il plaît; un
|
||
beau jour, à la brune, la petite disparaît, et l'on me compte mes
|
||
deux mille écus... Et quoi tu possèdes ce talent-là; et tu manques
|
||
de pain! N'as-tu pas de honte, malheureux? Je me rappelais un tas
|
||
de coquins, qui né m'allaient pas à la cheville et qui
|
||
regorgeaient de richesses. J'étais en surtout de baracan, et ils
|
||
étaient couverts de velours; ils s'appuyaient sur la canne à pomme
|
||
d'or et en bec de corbin; et ils avaient l'Aristote ou le Platon
|
||
au doigt. Qu'étaient-ce pourtant? la plupart de misérables croque-
|
||
notes, aujourd'hui ce sont des espèces de seigneurs. Alors je me
|
||
sentais du courage; l'âme élevée; l'esprit subtil, et capable de
|
||
tout. Mais ces heureuses dispositions apparemment ne duraient pas;
|
||
car jusqu'à présent, je n'ai pu faire un certain chemin. Quoi
|
||
qu'il en soit, voilà le texte de mes fréquents soliloques que vous
|
||
pouvez paraphraser à votre fantaisie; pourvu que vous en concluiez
|
||
que je connais le mépris de soi-même, ou ce tourment de la
|
||
conscience qui naît de l'inutilité des dons que le Ciel nous a
|
||
départis; c'est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant
|
||
que l'homme ne fût pas né.
|
||
|
||
Je l'écoutais, et à mesure qu'il faisait la scène du proxénète et
|
||
de la jeune fille qu'il séduisait; l'âme agitée de deux mouvements
|
||
opposés, je ne savais si je m'abandonnerais à l'envie de rire, ou
|
||
au transport de l'indignation. le souffrais. Vingt fois un éclat
|
||
de rire empêcha ma colère d'éclater; vingt fois la colère qui
|
||
s'élevait au fond de mon coeur se termina par un éclat de rire.
|
||
l'étais confondu de tant de sagacité, et de tant de bassesse;
|
||
d'idées si justes et alternativement si fausses; d'une perversité
|
||
si générale de sentiments, d'une turpitude si complète, et d'une
|
||
franchise si peu commune. Il s'aperçut du conflit qui se passait
|
||
en moi.
|
||
|
||
Qu'avez-vous? me dit-il.
|
||
|
||
MOI. -- Rien.
|
||
|
||
LUI. -- Vous me paraissez troublé.
|
||
|
||
MOI. -- Je le suis aussi.
|
||
|
||
LUI. -- Mais enfin que me conseillez-vous?
|
||
|
||
MOI. -- De changer de propos. Ah, malheureux, dans quel état
|
||
d'abjection, vous êtes né ou tombé.
|
||
|
||
LUI. -- J'en conviens. Mais cependant que mon état ne vous touche
|
||
pas trop. Mon projet, en m'ouvrant à vous, n'était point de vous
|
||
affliger. Je me suis fait chez ces gens quelque épargne. Songez
|
||
que je n'avais besoin de rien, mais de rien absolument; et que
|
||
l'on m'accordait tant pour mes menus plaisirs.
|
||
|
||
Alors il recommença à se frapper le front, avec un de ses poings,
|
||
à se mordre la lèvre, et rouler au plafond ses yeux égarés;
|
||
ajoutant, mais c'est une affaire faite. l'ai mis quelque chose de
|
||
côté. Le temps s'est écoulé; et c'est toujours autant d'amassé.
|
||
|
||
MOI. -- Vous voulez dire de perdu.
|
||
|
||
LUI. -- Non, non, d'amassé. On s'enrichit à chaque instant. Un
|
||
jour de moins à vivre, ou un écu de plus; c'est tout un. Le point
|
||
important est d'aller aisément, librement, agréablement,
|
||
copieusement, tous les soirs à la garde-robe. O stercus pretiosum!
|
||
Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier
|
||
moment, tous sont également riches; et Samuel Bernard qui à force
|
||
de vols, de pillages, de banqueroutes laisse vingt-sept millions
|
||
en or, et Rameau qui ne laissera rien; Rameau à qui la charité
|
||
fournira la serpillière dont on l'enveloppera. Le mort n'entend
|
||
pas sonner les cloches. C'est en vain que cent prêtres
|
||
s'égosillent pour lui: qu'il est précédé et suivi d'une longue
|
||
file de torches ardentes; son âme ne marche pas à côté du maître
|
||
des cérémonies. Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre,
|
||
c'est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil les Enfants
|
||
rouges, et les Enfants bleus, ou n'avoir personne, qu'est-ce que
|
||
cela fait. Et puis vous voyez bien ce poignet; il était raide
|
||
comme un diable. Ces dix doigts, c'étaient autant de bâtons fichés
|
||
dans un métacarpe de bois; et ces tendons, c'étaient de vieilles
|
||
cordes à boyau plus sèches, plus raides, plus inflexibles que
|
||
celles qui ont servi à la roue d'un tourneur. Mais je vous les ai
|
||
tant tourmentées, tant brisées, tant rompues. Tu ne veux pas
|
||
aller; et moi, mordieu, je dis que tu iras; et cela sera.
|
||
|
||
Et tout en disant cela, de la main droite, il s'était saisi les
|
||
doigts et le poignet de la main gauche; et il les renversait en
|
||
dessus; en dessous; l'extrémité des doigts touchait au bras; les
|
||
jointures en craquaient; je craignais que les os n'en demeurassent
|
||
disloqués.
|
||
|
||
MOI. -- Prenez garde, lui dis-je; vous allez vous estropier.
|
||
|
||
LUI. -- Ne craignez rien. Ils y sont faits; depuis dix ans, je
|
||
leur en ai bien donné d'une autre façon. Malgré qu'ils en eussent,
|
||
il a bien fallu que les bougres s'y accoutumassent, et qu'ils
|
||
apprissent à se placer sur les touches et à voltiger sur les
|
||
cordes. Aussi à présent cela va. Oui, cela va.
|
||
|
||
En même temps, il se met dans l'attitude d'un joueur de violon; il
|
||
fredonne de la voix un allegro de Locatelli, son bras droit imite
|
||
le mouvement de l'archet; sa main gauche et ses doigts semblent se
|
||
promener sur la longueur du manche; s'il fait un ton faux; il
|
||
s'arrête; il remonte ou baisse la corde; il la pince de l'ongle,
|
||
pour s'assurer qu'elle est juste; il reprend le morceau où il l'a
|
||
laissé; il bat la mesure du pied; il se démène de la tête, des
|
||
pieds, des mains, des bras, du corps. Comme vous avez vu
|
||
quelquefois au Concert spirituel, Ferrari ou Chiabran, ou quelque
|
||
autre virtuose, dans les mêmes convulsions, m'offrant l'image du
|
||
même supplice, et me causant à peu près la même peine; car n'est-
|
||
ce pas une chose pénible à voir que le tourment, dans celui qui
|
||
s'occupe à me peindre le plaisir; tirez entre cet homme et moi, un
|
||
rideau qui me le cache, s'il faut qu'il me montre un patient
|
||
appliqué à la question. Au milieu de ses agitations et de ses
|
||
cris, s'il se présentait une tenue, un de ces endroits harmonieux
|
||
où l'archet se meut lentement sur plusieurs cordes à la fois, son
|
||
visage prenait l'air de l'extase sa voix s'adoucissait, il
|
||
s'écoutait avec ravissement. Il est sûr que les accords
|
||
résonnaient dans ses oreilles et dans les miennes. Puis, remettant
|
||
son instrument sous son bras gauche, de la même main dont il le
|
||
tenait, et laissant tomber sa main droite, avec son archet. Eh
|
||
bien, me disait-il, qu'en pensez-vous?
|
||
|
||
MOI. -- A merveille.
|
||
|
||
LUI. -- Cela va, ce me semble; cela résonne à peu près, comme les
|
||
autres.
|
||
|
||
Et aussitôt, il s'accroupit, comme un musicien qui se met au
|
||
clavecin. le vous demande grâce, pour vous et pour moi, lui dis-
|
||
je.
|
||
|
||
LUI. -- Non, non; puisque je vous tiens, vous m'entendrez. Je ne
|
||
veux point d'un suffrage qu'on m'accorde sans savoir pourquoi.
|
||
Vous me louerez d'un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque
|
||
écolier.
|
||
|
||
MOI. -- Je suis si peu répandu, et vous allez vous fatiguer en
|
||
pure perte.
|
||
|
||
LUI. -- Je ne me fatigue jamais.
|
||
|
||
Comme je vis que je voudrais inutilement avoir pitié de mon homme,
|
||
car la sonate sur le violon l'avait mis tout en eau, je pris le
|
||
parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin; les
|
||
jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond où l'on eût dit
|
||
qu'il voyait une partition notée, chantant; préludant, exécutant
|
||
une pièce d'Alberti, ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa
|
||
voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les
|
||
touches; tantôt laissant le dessus, pour prendre la basse; tantôt
|
||
quittant la partie d'accompagnement, pour revenir au-dessus. Les
|
||
passions se succédaient sur son visage. On y distinguait la
|
||
tendresse, la colère, le plaisir, la douleur. On sentait les
|
||
piano, les forte. Et je suis sûr qu'un plus habile que moi, aurait
|
||
reconnu le morceau, au mouvement, au caractère, à ses mines et à
|
||
quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais
|
||
ce qu'il y avait de bizarre; c'est que de temps en temps, il
|
||
tâtonnait; se reprenait; comme s'il eût manqué et se dépitait dé
|
||
n'avoir plus la pièce dans les doigts. Enfin, vous voyez, dit-il,
|
||
en se redressant et en essuyant les gouttes de sueur qui
|
||
descendaient le long de ses joues, que nous savons aussi placer un
|
||
triton, une quinte superflue, et que l'enchaînement des dominantes
|
||
nous est familier. Ces passages enharmoniques dont le cher oncle a
|
||
fait tant de train, ce n'est pas la mer à boire, nous nous en
|
||
tirons.
|
||
|
||
MOI. -- Vous vous êtes donné bien de la peine, pour me montrer que
|
||
vous étiez fort habile; j'étais homme à vous croire sur votre
|
||
parole.
|
||
|
||
LUI. -- Fort habile? oh non! pour mon métier, je le sais à peu
|
||
près, et c'est plus qu'il ne faut. Car dans ce pays-ci est-ce
|
||
qu'on est obligé de savoir ce qu'on montre?
|
||
|
||
MOI. -- Pas plus que de savoir ce qu'on apprend.
|
||
|
||
LUI. -- Cela est juste, morbleu, et très juste. Là, Monsieur le
|
||
philosophe: la main sur la conscience, parlez net. Il y eut un
|
||
temps où vous n'étiez pas cossu comme aujourd'hui.
|
||
|
||
MOI. -- Je ne le suis pas encore trop.
|
||
|
||
LUI. -- Mais vous n'iriez plus au Luxembourg en été, vous vous en
|
||
souvenez...
|
||
|
||
MOI. -- Laissons cela; oui, je m en souviens.
|
||
|
||
LUI. -- En redingote de peluche grise.
|
||
|
||
MOI. -- Oui, oui.
|
||
|
||
LUI. -- Éreintée par un des côtés; avec la manchette déchirée, et
|
||
les bas de laine, noirs et recousus par derrière avec du fil
|
||
blanc.
|
||
|
||
MOI. -- Et oui, oui, tout comme il vous plaira.
|
||
|
||
LUI. -- Que faisiez-vous alors dans l'allée des Soupirs?
|
||
|
||
MOI. -- Une assez triste figure.
|
||
|
||
LUI. -- Au sortir de là, vous trottiez sur le pavé.
|
||
|
||
MOI. -- D'accord.
|
||
|
||
LUI. -- Vous donniez des leçons de mathématiques.
|
||
|
||
MOI. -- Sans en savoir un mot. N'est-ce pas là que vous en vouliez
|
||
venir?
|
||
|
||
LUI. -- Justement.
|
||
|
||
MOI. -- J'apprenais en montrant aux autres, et j'ai fait quelques
|
||
bons écoliers.
|
||
|
||
LUI. -- Cela se peut, mais il n'en est pas de la musique comme de
|
||
l'algèbre ou de la géométrie. Aujourd'hui que vous êtes un gros
|
||
monsieur...
|
||
|
||
MOI. -- Pas si gros.
|
||
|
||
LUI. -- Que vous avez du foin dans vos bottes...
|
||
|
||
MOI. -- Très peu.
|
||
|
||
LUI. -- Vous donnez des maîtres à votre fille.
|
||
|
||
MOI. -- Pas encore. C'est sa mère qui se mêle de son éducation;
|
||
car il faut avoir la paix chez soi.
|
||
|
||
LUI. -- La paix chez soi? morbleu, on ne l'a que quand on est le
|
||
serviteur ou le maître; et c'est le maître qu'il faut être. J'ai
|
||
eu une femme. Dieu veuille avoir son âme mais quand il lui
|
||
arrivait quelquefois de se rebéquer je m'élevais sur mes ergots;
|
||
je déployais mon tonnerre; je disais, comme Dieu, que la lumière
|
||
se fasse et la lumière était faite. Aussi en quatre années de
|
||
temps, nous n'avons pas eu dix fois un mot, l'un plus haut que
|
||
l'autre. Quel âge a votre enfant?
|
||
|
||
MOI. -- Cela ne fait rien à l'affaire.
|
||
|
||
LUI. -- Quel âge a votre enfant?
|
||
|
||
MOI. -- Et que diable, laissons là mon enfant et son âge, et
|
||
revenons aux maîtres qu'elle aura.
|
||
|
||
LUI. -- Pardieu, je ne sache rien de si têtu qu'un philosophe. En
|
||
vous suppliant très humblement, ne pourrait-on savoir de
|
||
Monseigneur le philosophe, quel âge à peu près peut avoir
|
||
Mademoiselle sa fille.
|
||
|
||
MOI. -- Supposez-lui huit ans.
|
||
|
||
LUI. -- Huit ans! il y a quatre ans que cela devrait avoir les
|
||
doigts sur les touches.
|
||
|
||
MOI. -- Mais peut-être ne me soucié-je pas trop de faire entrer
|
||
dans le plan de son éducation, une étude qui occupe si longtemps
|
||
et qui sert si peu.
|
||
|
||
LUI. -- Et que lui apprendrez-vous donc, s'il vous plaît?
|
||
|
||
MOI. -- A raisonner juste, si je puis; chose si peu commune parmi
|
||
les hommes, et plus rare encore parmi les femmes.
|
||
|
||
LUI. -- Et laissez-la déraisonner, tant qu'elle voudra. Pourvu
|
||
qu'elle soit jolie, amusante et coquette.
|
||
|
||
MOI. -- Puisque la nature a été assez ingrate envers elle pour lui
|
||
donner une organisation délicate, avec une âme sensible, et
|
||
l'exposer aux mêmes peines de la vie que si elle avait une
|
||
organisation forte, et un coeur de bronze, je lui apprendrai, si
|
||
je puis, à les supporter avec courage.
|
||
|
||
LUI. -- Et laissez-la pleurer, souffrir, minauder, avoir des nerfs
|
||
agacés, comme les autres; pourvu qu'elle soit jolie, amusante et
|
||
coquette. Quoi, point de danse?
|
||
|
||
MOI. -- Pas plus qu'il n'en faut pour faire une révérence, avoir
|
||
un maintien décent, se bien présenter, et savoir marcher.
|
||
|
||
LUI. -- Point de chant?
|
||
|
||
MOI. -- Pas plus qu'il n'en faut, pour bien prononcer.
|
||
|
||
LUI. -- Point de musique?
|
||
|
||
MOI. -- S'il y avait un bon maître d'harmonie, je la lui
|
||
confierais volontiers, deux heures par jour, pendant un ou deux
|
||
ans; pas davantage.
|
||
|
||
LUI. -- Et à la place des choses essentielles que vous
|
||
supprimez...
|
||
|
||
MOI. -- Je mets de la grammaire, de la fable, de l'histoire, de la
|
||
géographie, un peu de dessin, et beaucoup de morale.
|
||
|
||
LUI. -- Combien il me serait facile de vous prouver l'inutilité de
|
||
toutes ces connaissances-là, dans un monde tel que le nôtre; que
|
||
dis-je, l'inutilité, peut-être le danger. Mais je m'en tiendrai
|
||
pour ce moment à une question, ne lui faudrait-il pas un ou deux
|
||
maîtres?
|
||
|
||
MOI. -- Sans doute.
|
||
|
||
LUI. -- Ah, nous y revoilà. Et ces maîtres, vous espérez qu'ils
|
||
sauront la grammaire, la fable, l'histoire, la géographie, la
|
||
morale dont ils lui donneront des leçons? Chansons, mon cher
|
||
maître, chansons. S'ils possédaient ces choses assez pour les
|
||
montrer, ils ne les montreraient pas.
|
||
|
||
MOI. -- Et pourquoi?
|
||
|
||
LUI. -- C'est qu'ils auraient passé leur vie à les étudier Il faut
|
||
être profond dans l'art ou dans la science, pour en bien posséder
|
||
les éléments. Les ouvrages classiques ne peuvent être bien faits,
|
||
que par ceux qui ont blanchi sous le harnais. C'est le milieu et
|
||
la fin qui éclaircissent les ténèbres du commencement. Demandez à
|
||
votre ami, monsieur d'Alembert, le coryphée de la science
|
||
mathématique, s'il serait trop bon pour en faire des éléments. Ce
|
||
n'est qu'après trente à quarante ans d'exercice que mon oncle a
|
||
entrevu les premières lueurs de la théorie musicale.
|
||
|
||
MOI. -- Ô fou, archifou, m'écriai-je, comment se fait il que dans
|
||
ta mauvaise tête, il se trouve des idées si justes, pêle-mêle,
|
||
avec tant d'extravagances.
|
||
|
||
LUI. -- Qui diable sait cela? C'est le hasard qui vous les jette,
|
||
et elles demeurent. Tant y a, que, quand on ne sait pas tout, on
|
||
ne sait rien de bien. On ignore où une chose va; d'où une autre
|
||
vient; où celle-ci ou celle-la veulent être placées; laquelle doit
|
||
passer la première, où sera mieux la seconde. Montre-t-on bien
|
||
sans la méthode? Et la méthode, d'où naît-elle? Tenez, mon
|
||
philosophe, j'ai dans la tête que la physique sera toujours une
|
||
pauvre science; une goutte d'eau prise avec la pointe d'une
|
||
aiguille dans le vaste océan; un grain détaché de la chaîne des
|
||
Alpes; et les raisons des phénomènes? en vérité, il vaudrait
|
||
autant ignorer que de savoir si peu et si mal; et c'était
|
||
précisément où j'en étais, lorsque je me fis maître
|
||
d'accompagnement et de composition. A quoi rêvez-vous?
|
||
|
||
MOI. -- Je rêve que tout ce que vous venez de dire, est plus
|
||
spécieux que solide. Mais laissons cela. Vous avez montré, dites-
|
||
vous, l'accompagnement et la composition?
|
||
|
||
LUI. -- Oui.
|
||
|
||
MOI. -- Et vous n'en saviez rien du tout?
|
||
|
||
LUI. -- Non, ma foi; et c'est pour cela qu'il y en avait de pires
|
||
que moi: ceux qui croyaient savoir quelque chose. Au moins je ne
|
||
gâtais ni le jugement ni les mains des enfants. En passant de moi,
|
||
à un bon maître, comme ils n'avaient rien appris, du moins ils
|
||
n'avaient rien à désapprendre; et c'était toujours autant d'argent
|
||
et de temps épargnés.
|
||
|
||
MOI. -- Comment faisiez-vous?
|
||
|
||
LUI. -- Comme ils font tous. J'arrivais. Je me jetais dans une
|
||
chaise: «Que le temps est mauvais! que le pavé est fatigant!» Je
|
||
bavardais quelques nouvelles: «Mademoiselle Lemierre devait faire
|
||
un rôle de vestale dans l'opéra nouveau. Mais elle est grosse pour
|
||
la seconde fois. On ne sait qui la doublera. Mademoiselle Arnould
|
||
vient de quitter son petit comte. On dit qu'elle est en
|
||
négociation avec Bertin. Le petit comte a pourtant trouvé la
|
||
porcelaine de monsieur de Montamy. Il y avait au dernier Concert
|
||
des amateurs, une Italienne qui a chanté comme un ange. C'est un
|
||
rare corps que ce Préville. Il faut le voir dans le Mercure
|
||
galant; l'endroit de l'énigme est impayable. Cette pauvre Dumesnil
|
||
ne sait plus ni ce qu'elle dit ni ce qu'elle fait. Allons,
|
||
Mademoiselle; prenez votre livre.» Tandis que Mademoiselle, qui ne
|
||
se presse pas, cherche son livre qu'elle a égaré, qu'on appelle
|
||
une femme de chambre, qu'on gronde, je continue, «La Clairon est
|
||
vraiment incompréhensible. On parle d'un mariage fort saugrenu.
|
||
C'est celui de mademoiselle, comment l'appelez-vous? une petite
|
||
créature qu'il entretenait, à qui il a fait deux ou trois enfants,
|
||
qui avait été entretenue par tant d'autres. -- Allons, Rameau;
|
||
cela ne se peut, vous radotez. -- Je ne radote point. On dit même
|
||
que la chose est faite. Le bruit court que de Voltaire est mort.
|
||
Tant mieux. -- Et pourquoi tant mieux? -- C'est qu'il va nous
|
||
donner quelque bonne folie. C'est son usage que de mourir une
|
||
quinzaine auparavant.» Que vous dirai-je encore? Je disais
|
||
quelques polissonneries, que je rapportais des maisons où j'avais
|
||
été; car nous sommes tous, grands colporteurs. Je faisais le fou.
|
||
On m'écoutait. On riait. On s'écriait, «il est toujours charmant».
|
||
Cependant, le livre de Mademoiselle s'était enfin retrouvé sous un
|
||
fauteuil où il avait été traîné, mâchonné, déchiré, par un jeune
|
||
doguin ou par un petit chat. Elle se mettait à son clavecin.
|
||
D'abord elle y faisait du bruit, toute seule. Ensuite, je
|
||
m'approchais, après avoir fait à la mère un signe d'approbation.
|
||
La mère: «Cela ne va pas mal; on n'aurait qu'à vouloir; mais on ne
|
||
veut pas. On aime mieux perdre son temps à jaser, à chiffonner, à
|
||
courir, à je ne sais quoi. Vous n'êtes pas sitôt parti que le
|
||
livre est fermé, pour ne le rouvrir qu'à votre retour. Aussi vous
|
||
ne la grondez jamais...»
|
||
|
||
Cependant comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais les
|
||
mains que je lui plaçais autrement. Je me dépitais. le criais
|
||
«Sol, sol, sol; Mademoiselle, c'est un sol.» La mère:
|
||
«Mademoiselle, est-ce que vous n'avez point d'oreille? Moi qui ne
|
||
suis pas au clavecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens
|
||
qu'il faut un sol. Vous donnez une peine infinie à Monsieur. Je ne
|
||
conçois pas sa patience. Vous ne retenez rien de ce qu'il vous
|
||
dit. Vous n'avancez point...» Alors je rabattais un peu les coups,
|
||
et hochant de la tête, je disais, «Pardonnez-moi, Madame,
|
||
pardonnez-moi. Cela pourrait aller mieux, si Mademoiselle voulait;
|
||
si elle étudiait un peu; mais cela ne va pas mal.» La mère: «A
|
||
votre place, je la tiendrais un an sur la même pièce. -- Oh pour
|
||
cela, elle n'en sortira pas qu'elle ne soit au-dessus de toutes
|
||
les difficultés; et cela ne sera pas si long que Madame le croit.»
|
||
La mère: «Monsieur Rameau, vous la flattez; vous êtes trop bon.
|
||
Voilà de sa leçon la seule chose qu'elle retiendra et qu'elle
|
||
saura bien me répéter dans l'occasion.»-- L'heure se passait. Mon
|
||
écolière me présentait le petit cachet, avec la grâce du bras et
|
||
la révérence qu'elle avait apprise du maître à danser. Je le
|
||
mettais dans ma poche, pendant que la mère disait: «Fort bien,
|
||
Mademoiselle. Si Javillier était là, il vous applaudirait.» Je
|
||
bavardais encore un moment par bienséance; je disparaissais
|
||
ensuite, et voilà ce qu'on appelait alors une leçon
|
||
d'accompagnement.
|
||
|
||
MOI. -- Et aujourd'hui, c'est donc autre chose.
|
||
|
||
LUI. -- Vertudieu, je le crois. J'arrive. Je suis grave. Je me
|
||
hâte d'ôter mon manchon. J'ouvre le clavecin. J'essaie les
|
||
touches. Je suis toujours pressé: si l'on me fait attendre un
|
||
moment, je crie comme si l'on me volait un écu. Dans une heure
|
||
d'ici, il faut que je sois là; dans deux heures, chez madame la
|
||
duchesse une telle. Je suis attendu à dîner chez une belle
|
||
marquise; et au sortir de là, c'est un concert chez monsieur le
|
||
baron de Bacq, rue Neuve-des-Petits-Champs.
|
||
|
||
MOI. -- Et cependant vous n'êtes attendu nulle part?
|
||
|
||
LUI. -- Il est vrai.
|
||
|
||
MOI. -- Et pourquoi employer toutes ces petites viles ruses-là?
|
||
|
||
LUI. -- Viles? et pourquoi, s'il vous plaît? Elles sont d'usage
|
||
dans mon état. Je ne m'avilis point en faisant comme tout le
|
||
monde. Ce n'est pas moi qui les ai inventées. Et je serais bizarre
|
||
et maladroit de ne pas m'y conformer. Vraiment, je sais bien que
|
||
si vous allez appliquer à cela certains principes généraux de je
|
||
ne sais quelle morale qu'ils ont tous à la bouche, et qu'aucun
|
||
d'eux ne pratique, il se trouvera que ce qui est blanc sera noir,
|
||
et que ce qui est noir sera blanc. Mais, monsieur le philosophe,
|
||
il y a une conscience générale. Comme il y une grammaire générale;
|
||
et puis des exceptions dans chaque langue que vous appelez, je
|
||
crois, vous autres savants, des... aidez-moi donc... des...
|
||
|
||
MOI. -- Idiotismes.
|
||
|
||
LUI. -- Tout juste. Eh bien, chaque état a ses exceptions à la
|
||
conscience générale auxquelles je donnerais volontiers le nom
|
||
d'idiotismes de métier.
|
||
|
||
MOI. -- J'entends. Fontenelle parle bien, écrit bien quoique son
|
||
style fourmille d'idiotismes français.
|
||
|
||
LUI. -- Et le souverain, le ministre, le financier, le magistrat,
|
||
le militaire, l'homme de lettres, l'avocat, le procureur, le
|
||
commerçant, le banquier, l'artisan, le maître à chanter, le maître
|
||
à danser, sont de fort honnêtes gens, quoique leur conduite
|
||
s'écarte en plusieurs points de la conscience générale, et soit
|
||
remplie d'idiotismes moraux. Plus l'institution des choses est
|
||
ancienne, plus il y a d'idiotismes; plus les temps sont
|
||
malheureux, plus les idiotismes se multiplient. Tant vaut l'homme,
|
||
tant vaut le métier; et réciproquement, à la fin, tant vaut le
|
||
métier, tant vaut l'homme. On fait donc valoir le métier tant
|
||
qu'on peut.
|
||
|
||
MOI. -- Ce que je conçois clairement à tout cet entortillage,
|
||
c'est qu'il y a peu de métiers honnêtement exercés, ou peu
|
||
d'honnêtes gens dans leurs métiers.
|
||
|
||
LUI. -- Bon, il n'y en a point; mais en revanche, il y a peu de
|
||
fripons hors de leur boutique; et tout irait assez bien, sans un
|
||
certain nombre de gens qu'on appelle assidus, exacts, remplissant
|
||
rigoureusement leurs devoirs, stricts, ou ce qui revient au même
|
||
toujours dans leurs boutiques, et faisant leur métier depuis le
|
||
matin jusqu'au soir, et ne faisant que cela. Aussi sont-ils les
|
||
seuls qui deviennent opulents et qui soient estimés.
|
||
|
||
MOI. -- A force d'idiotismes.
|
||
|
||
LUI. -- C'est cela. Je vois que vous m'avez compris. Or donc un
|
||
idiotisme de presque tous les états, car il y en a de communs à
|
||
tous les pays, à tous les temps, comme il y a des sottises
|
||
communes; un idiotisme commun est de se procurer le plus de
|
||
pratiques que l'on peut; une sottise commune est de croire que le
|
||
plus habile est celui qui en a le plus. Voilà deux exceptions à la
|
||
conscience générale auxquelles il faut se plier. C'est une espèce
|
||
de crédit. Ce n'est rien en soi; mais cela vaut par l'opinion. On
|
||
a dit que bonne renommée valait mieux que ceinture dorée.
|
||
Cependant qui a bonne renommée n'a pas ceinture dorée; et je vois
|
||
qu'aujourd'hui qui a ceinture dorée ne manque guère de renommée.
|
||
Il faut, autant qu'il est possible, avoir le renom et la ceinture.
|
||
Et c'est mon objet, lorsque je me fais valoir par ce que vous
|
||
qualifiez d'adresses viles, d'indignes petites ruses. le donne ma
|
||
leçon, et je la donne bien; voilà la règle générale. le fais
|
||
croire que j'en ai plus à donner que la journée n'a d'heures,
|
||
voilà l'idiotisme.
|
||
|
||
MOI. -- Et la leçon, vous la donnez bien.
|
||
|
||
LUI. -- Oui, pas mal, passablement. La basse fondamentale du cher
|
||
oncle a bien simplifié tout cela. Autrefois je volais l'argent de
|
||
mon écolier; oui, je le volais; cela est sûr. Aujourd'hui, je le
|
||
gagne, du moins comme les autres.
|
||
|
||
MOI. -- Et le voliez-vous sans remords?
|
||
|
||
LUI. -- Oh, sans remords. On dit que si un voleur vole l'autre, le
|
||
diable s'en rie. Les parents regorgeaient d'une fortune acquise,
|
||
Dieu sait comment; c'étaient des gens de cour, des financiers, de
|
||
gros commerçants, des banquiers, des gens d'affaires. le les
|
||
aidais à restituer, moi, et une foule d'autres qu'ils employaient
|
||
comme moi. Dans la nature, toutes les espèces se dévorent; toutes
|
||
les conditions se dévorent dans la société. Nous faisons justice
|
||
les uns des autres, sans que la loi s'en mêle. La Deschamps,
|
||
autrefois, aujourd'hui la Guimard venge le prince du financier; et
|
||
c'est la marchande de modes, le bijoutier, le tapissier, la
|
||
lingère, l'escroc, la femme de chambre, le cuisinier, le
|
||
bourrelier, qui vengent le financier de la Deschamps. Au milieu de
|
||
tout cela, il n'y a que l'imbécile ou l'oisif qui soit lésé, sans
|
||
avoir vexé personne; et c'est fort bien fait. D'où vous voyez que
|
||
ces exceptions à la conscience générale, ou ces idiotismes moraux
|
||
dont on fait tant de bruit, sous la dénomination de tours du bâton
|
||
ne sont rien; et qu'à tout, il n'y a que le coup d'oeil qu'il faut
|
||
avoir juste.
|
||
|
||
MOI. -- J'admire le vôtre.
|
||
|
||
LUI. -- Et puis la misère. La voix de la conscience et de
|
||
l'honneur, est bien faible, lorsque les boyaux crient. Suffit que
|
||
si je deviens jamais riche, il faudra bien que je restitue, et que
|
||
je suis bien résolu à restituer de toutes les manières possibles,
|
||
par la table, par le jeu, par le vin, par les femmes.
|
||
|
||
MOI. -- Mais j'ai peur que vous ne deveniez jamais riche.
|
||
|
||
LUI. -- Moi, j'en ai le soupçon.
|
||
|
||
MOI. -- Mais s'il en arrivait autrement, que feriez-vous?
|
||
|
||
LUI. -- Je ferais comme tous les gueux revêtus; je serais le plus
|
||
insolent maroufle qu'on eût encore vu. C'est alors que je me
|
||
rappellerais tout ce qu'ils m'ont fait souffrir; et je leur
|
||
rendrais bien les avanies qu'ils m'ont faites. J'aime à commander,
|
||
et je commanderai. J'aime qu'on me loue et l'on me louera. J'aurai
|
||
à mes gages toute la troupe villemorienne, et je leur dirai, comme
|
||
on me l'a dit, «Allons, faquins, qu'on m'amuse», et l'on
|
||
m'amusera; «qu'on me déchire les honnêtes gens», et on les
|
||
déchirera, si l'on en trouve encore; et puis nous aurons des
|
||
filles, nous nous tutoierons, quand nous serons ivres, nous nous
|
||
enivrerons; nous ferons des contes; nous aurons toutes sortes de
|
||
travers et de vices. Cela sera délicieux. Nous prouverons que de
|
||
Voltaire est sans génie; que Buffon toujours guindé sur des
|
||
échasses, n'est qu'un déclamateur ampoulé; que Montesquieu n'est
|
||
qu'un bel esprit; nous reléguerons d'Alembert dans ses
|
||
mathématiques, nous en donnerons sur dos et ventre à tous ces
|
||
petits Catons, comme vous, qui nous méprisent par envie; dont la
|
||
modestie est le manteau de l'orgueil, et dont la sobriété la loi
|
||
du besoin. Et de la musique? C'est alors que nous en ferons.
|
||
|
||
MOI. -- Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois
|
||
combien c'est grand dommage que vous soyez gueux. Vous vivriez là
|
||
d'une manière bien honorable pour l'espèce humaine, bien utile à
|
||
vos concitoyens; bien glorieuse pour vous.
|
||
|
||
LUI. -- Mais je crois que vous vous moquez de moi; monsieur le
|
||
philosophe, vous ne savez pas à qui vous vous jouez; vous ne vous
|
||
doutez pas que dans ce moment je représente la partie la plus
|
||
importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les
|
||
états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne sont pas dit les mêmes
|
||
choses que je vous ai confiées; mais le fait est que la vie que je
|
||
mènerais à leur place est exactement la leur. Voilà où vous en
|
||
êtes, vous autres. Vous croyez que le même bonheur est fait pour
|
||
tous. Quelle étrange vision! Le vôtre suppose un certain tour
|
||
d'esprit romanesque que nous n'avons pas; une âme singulière, un
|
||
goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu;
|
||
vous l'appelez philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont-
|
||
elles faites pour tout le monde. En a qui peut. En conserve qui
|
||
peut. Imaginez l'univers sage et philosophe; convenez qu'il serait
|
||
diablement triste. Tenez, vive la philosophie; vive la sagesse de
|
||
Salomon: Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler
|
||
sur de jolies femmes; se reposer dans des lits bien mollets.
|
||
Excepté cela, le reste n'est que vanité.
|
||
|
||
MOI. -- Quoi, défendre sa patrie?
|
||
|
||
LUI. -- Vanité. Il n'y a plus de patrie. Je ne vois d'un pôle à
|
||
l'autre que des tyrans et des esclaves.
|
||
|
||
MOI. -- Servir ses amis?
|
||
|
||
LUI. -- Vanité. Est-ce qu'on a des amis? Quand on en aurait,
|
||
faudrait-il en faire des ingrats? Regardez-y bien, et vous verrez
|
||
que c'est presque toujours là ce qu'on recueille des services
|
||
rendus. La reconnaissance est un fardeau; et tout fardeau est fait
|
||
pour être secoué.
|
||
|
||
MOI. -- Avoir un état dans la société et en remplir les devoirs?
|
||
|
||
LUI. -- Vanité. Qu'importe qu'on ait un état, ou non; pourvu qu'on
|
||
soit riche; puisqu'on ne prend un état que pour le devenir.
|
||
Remplir ses devoirs, à quoi cela mène-t-il? A la jalousie, au
|
||
trouble, à la persécution. Est-ce ainsi qu'on s'avance? Faire sa
|
||
cour, morbleu; faire sa cour; voir les grands; étudier leurs
|
||
goûts; se prêter à leurs fantaisies; servir leurs vices; approuver
|
||
leurs injustices. Voilà le secret.
|
||
|
||
MOI. -- Veiller à l'éducation de ses enfants?
|
||
|
||
LUI. -- Vanité. C'est l'affaire d'un précepteur.
|
||
|
||
MOI. -- Mais si ce précepteur, pénétré de vos principes, néglige
|
||
ses devoirs; qui est-ce qui en sera châtié?
|
||
|
||
LUI. -- Ma foi, ce ne sera pas moi; mais peut-être un jour, le
|
||
mari de ma fille, ou la femme de mon fils.
|
||
|
||
MOI. -- Mais si l'un et l'autre se précipitent dans la débauche et
|
||
les vices.
|
||
|
||
LUI. -- Cela est de leur état.
|
||
|
||
MOI. -- S'ils se déshonorent.
|
||
|
||
LUI. -- Quoi qu'on fasse, on ne peut se déshonorer, quand on est
|
||
riche.
|
||
|
||
MOI. -- S'ils se ruinent.
|
||
|
||
LUI. -- Tant pis pour eux.
|
||
|
||
MOI. -- Je vois que, si vous vous dispensez de veiller à la
|
||
conduite de votre femme, de vos enfants, de vos domestiques, vous
|
||
pourriez aisément négliger vos affaires.
|
||
|
||
LUI. -- Pardonnez-moi; il est quelquefois difficile de trouver de
|
||
l'argent; et il est prudent de s'y prendre de loin.
|
||
|
||
MOI. -- Vous donnerez peu de soins à votre femme.
|
||
|
||
LUI. -- Aucun, s'il vous plaît. Le meilleur procédé, je crois,
|
||
qu'on puisse avoir avec sa chère moitié, c'est de faire ce qui lui
|
||
convient. A votre avis, la société ne serait-elle pas fort
|
||
amusante, si chacun y était à sa chose?
|
||
|
||
MOI. -- Pourquoi pas? La soirée n'est jamais plus belle pour moi
|
||
que quand je suis content de ma matinée.
|
||
|
||
LUI. -- Et pour moi aussi.
|
||
|
||
MOI. -- Ce qui rend les gens du monde si délicats sur leurs
|
||
amusements, c'est leur profonde oisiveté.
|
||
|
||
LUI. -- Ne croyez pas cela. Ils s'agitent beaucoup.
|
||
|
||
MOI. -- Comme ils ne se lassent jamais, ils ne se délassent
|
||
jamais.
|
||
|
||
LUI. -- Ne croyez pas cela. Ils sont sans cesse excédés.
|
||
|
||
MOI. -- Le plaisir est toujours une affaire pour eux, et jamais un
|
||
besoin.
|
||
|
||
LUI. -- Tant mieux, le besoin est toujours une peine
|
||
|
||
MOI. -- Ils usent tout. Leur âme s'hébète. L'ennui s'en empare.
|
||
Celui qui leur ôterait la vie, au milieu de leur abondance
|
||
accablante, les servirait. C'est qu'ils ne connaissent du bonheur
|
||
que la partie qui s'émousse le plus vite. le ne méprise pas les
|
||
plaisirs des sens. l'ai un palais aussi, et il est flatté d'un
|
||
mets délicat, ou d'un vin délicieux. l'ai un coeur et des yeux; et
|
||
j'aime à voir une jolie femme. J'aime à sentir sous ma main la
|
||
fermeté et là rondeur de sa gorge; à presser ses lèvres des
|
||
miennes; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer
|
||
entre ses bras. Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche,
|
||
même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais je ne vous
|
||
dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir
|
||
secouru le malheureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné
|
||
un conseil salutaire, fait une lecture agréable; une promenade
|
||
avec un homme ou une femme chère à mon coeur; passé quelques
|
||
heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli
|
||
les devoirs de mon état; dit à celle que j'aime quelques choses
|
||
tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon col. Je
|
||
connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que
|
||
je possède. C'est un sublime ouvrage que Mahomet; j'aimerais mieux
|
||
avoir réhabilité la mémoire des Calas. Un homme de ma connaissance
|
||
s'était réfugié à Carthagène. C'était un cadet de famille, dans un
|
||
pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend
|
||
que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa
|
||
mère, trop faciles, de tout ce qu'ils possédaient, les avait
|
||
expulsés de leur château, et que les bons vieillards languissaient
|
||
indigents, dans une petite ville de la province. Que fait alors ce
|
||
cadet qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la
|
||
fortune au loin, il leur envoie des secours; il se hâte d'arranger
|
||
ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère
|
||
dans leur domicile. Il marie ses soeurs. Ah, mon cher Rameau; cet
|
||
homme regardait cet intervalle, comme le plus heureux de sa vie.
|
||
C'est les larmes aux yeux qu'il m'en parlait: et moi, je sens en
|
||
vous faisant ce récit, mon coeur se troubler de joie, et le
|
||
plaisir me couper la parole.
|
||
|
||
LUI. -- Vous êtes des êtres bien singuliers!
|
||
|
||
MOI. -- Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n'imaginez
|
||
pas qu'on s'est élevé au-dessus du sort, et qu'il est impossible
|
||
d'être malheureux, à l'abri de deux belles actions, telles que
|
||
celle-ci.
|
||
|
||
LUI. -- Voilà une espèce de félicité avec laquelle j'aurai de la
|
||
peine à me familiariser, car on la rencontre rarement. Mais à
|
||
votre compte, il faudrait donc être d'honnêtes gens?
|
||
|
||
MOI. -- Pour être heureux? Assurément.
|
||
|
||
LUI. -- Cependant, je vois une infinité d'honnêtes gens qui ne
|
||
sont pas heureux; et une infinité de gens qui sont heureux sans
|
||
être honnêtes.
|
||
|
||
MOI. -- Il vous semble.
|
||
|
||
LUI. -- Et n'est-ce pas pour avoir eu du sens commun et de la
|
||
franchise un moment, que je ne sais où aller souper ce soir?
|
||
|
||
MOI. -- Hé non, c'est pour n'en avoir pas toujours eu. C'est pour
|
||
n'avoir pas senti de bonne heure qu'il fallait d'abord se faire
|
||
une ressource indépendante de la servitude.
|
||
|
||
LUI. -- Indépendante ou non, celle que je me suis faite est au
|
||
moins la plus aisée. Et de faire ce que vous ne désapprouvez pas
|
||
au simple, et ce qui me répugne un peu au figuré?
|
||
|
||
MOI. -- C'est mon avis.
|
||
|
||
LUI. -- Indépendamment de cette métaphore qui me déplaît dans ce
|
||
moment, et qui ne me déplaira pas dans un autre.
|
||
|
||
MOI. -- Quelle singularité!
|
||
|
||
LUI. -- Il n'y a rien de singulier à cela. Je veux bien être
|
||
abject, mais je veux que ce soit sans contrainte. Je veux bien
|
||
descendre de ma dignité... Vous riez?
|
||
|
||
MOI. -- Oui, votre dignité me fait rire.
|
||
|
||
LUI. -- Chacun a la sienne; je veux bien oublier la mienne, mais à
|
||
ma discrétion, et non à l'ordre d'autrui. Faut-il qu'on puisse me
|
||
dire: rampe, et que je sois obligé de ramper? C'est l'allure du
|
||
ver; c'est mon allure; nous la suivons l'un et l'autre, quand on
|
||
nous laisse aller; mais nous nous redressons, quand on nous marche
|
||
sur la queue. On m'a marché sur la queue, et je me redresserai. Et
|
||
puis vous n'avez pas d'idée de la pétaudière dont il s'agit.
|
||
Imaginez un mélancolique et maussade personnage, dévoré de
|
||
vapeurs, enveloppé dans deux ou trois tours de robe de chambre;
|
||
qui se déplaît à lui-même, à qui tout déplaît; qu'on fait à peine
|
||
sourire, en se disloquant le corps et l'esprit, en cent manières
|
||
diverses; qui considère froidement les grimaces plaisantes de mon
|
||
visage, et celles de mon jugement qui sont plus plaisantes encore;
|
||
car entre nous, ce père Noël, ce vilain bénédictin si renommé pour
|
||
les grimaces; malgré ses succès à la Cour, n'est, sans me vanter
|
||
ni lui non plus, à comparaison de moi, qu'un polichinelle de bois.
|
||
J'ai beau me tourmenter pour atteindre au sublime des Petites-
|
||
Maisons, rien n'y fait. Rira-t-il? ne rira-t-il pas? Voilà ce que
|
||
je suis forcé de me dire au milieu de mes contorsions; et vous
|
||
pouvez juger combien cette incertitude nuit au talent. Mon
|
||
hypocondre, la tête renfoncée dans un bonnet de nuit qui lui
|
||
couvre les yeux, a l'air d'une pagode immobile à laquelle on
|
||
aurait attaché un fil au menton, d'où il descendrait jusque sous
|
||
son fauteuil. On attend que le fil se tire, et il ne se tire
|
||
point; ou s'il arrive que la mâchoire s'entrouvre, c'est pour
|
||
articuler un mot désolant, un mot qui vous apprend que vous n'avez
|
||
point été aperçu, et que toutes vos singeries sont perdues; ce mot
|
||
est la réponse à une question que vous lui aurez faite il y a
|
||
quatre jours; ce mot dit, le ressort mastoïde se détend et la
|
||
mâchoire se referme...
|
||
|
||
Puis il se mit à contrefaire son homme; il s'était placé dans une
|
||
chaise, la tête fixe, le chapeau jusque sur ses paupières, les
|
||
yeux à demi clos, les bras pendants, remuant sa mâchoire, comme un
|
||
automate, et disant:
|
||
|
||
«Oui, vous avez raison, Mademoiselle. Il faut mettre de la finesse
|
||
là.» C'est que cela décide; que cela décide toujours, et sans
|
||
appel; le soir, le matin, à la toilette, à dîner, au café; au jeu,
|
||
au théâtre, à souper, au lit, et Dieu me le pardonne, je crois
|
||
entre les bras de sa maîtresse Je ne suis pas à portée d'entendre
|
||
ces dernières décisions-ci; mais je suis diablement las des
|
||
autres. Triste, obscur, et tranché, comme le destin; tel est notre
|
||
patron.
|
||
|
||
Vis-à-vis, c'est une bégueule qui joue l'importance à qui l'on se
|
||
résoudrait à dire qu'elle est jolie, parce qu'elle l'est encore;
|
||
quoiqu'elle ait sur le visage quelques gales par-ci par-là, et
|
||
qu'elle courre après le volume de Madame Bouvillon. J'aime les
|
||
chairs, quand elles sont belles; mais aussi trop est trop; et le
|
||
mouvement est si essentiel à la matière! Item, elle est plus
|
||
méchante plus fière et plus bête qu'une oie. Item, elle veut avoir
|
||
dé l'esprit. Item, il faut lui persuader qu'on lui en croit comme
|
||
à personne. Item, cela ne sait rien, et cela décide aussi. Item,
|
||
il faut applaudir à ces décisions, des pieds et des mains, sauter
|
||
d'aise, se transir d'admiration que cela est beau, délicat, bien
|
||
dit, finement vu, singulièrement senti. Où les femmes prennent-
|
||
elles cela? Sans étude, par la seule force de l'instinct, par la
|
||
seule lumière naturelle cela tient du prodige. Et puis qu'on
|
||
vienne nous dire que l'expérience, l'étude, la réflexion,
|
||
l'éducation y font quelque chose, et autres pareilles sottises; et
|
||
pleurer de joie. Dix fois dans la journée, se courber, un genou
|
||
fléchi en devant, l'autre jambe tirée en arrière. Les bras étendus
|
||
vers la déesse, chercher son désir dans ses yeux, rester suspendu
|
||
à sa lèvre, attendre son ordre et partir comme un éclair. Qui est-
|
||
ce qui peut s'assujettir à un rôle pareil, si ce n'est le
|
||
misérable qui trouve là, deux ou trois fois la semaine, de quoi
|
||
calmer la tribulation de ses intestins? Que penser des autres,
|
||
tels que le Palissot, le Fréron, les Poinsinets, le Baculard qui
|
||
ont quelque chose, et dont les bassesses ne peuvent s'excuser par
|
||
le borborygme d'un estomac qui souffre?
|
||
|
||
MOI. -- Je ne vous aurais jamais cru si difficile.
|
||
|
||
LUI. -- Je ne le suis pas. Au commencement je voyais faire les
|
||
autres, et je faisais comme eux, même un peu mieux; parce que je
|
||
suis plus franchement impudent, meilleur comédien, plus affamé,
|
||
fourni de meilleurs poumons. le descends apparemment en droite
|
||
ligne du fameux Stentor.
|
||
|
||
Et pour me donner une juste idée de la force de ce viscère, il se
|
||
mit à tousser d'une violence à ébranler les vitres du café, et à
|
||
suspendre l'attention des joueurs d'échecs.
|
||
|
||
MOI. -- Mais à quoi bon ce talent?
|
||
|
||
LUI. -- Vous ne le devinez pas?
|
||
|
||
MOI. -- Non. le suis un peu borné.
|
||
|
||
LUI. -- Supposez la dispute engagée et la victoire incertaine: je
|
||
me lève, et déployant mon tonnerre, je dis: «Cela est, comme
|
||
Mademoiselle l'assure. C'est là ce qui s'appelle juger. Je le
|
||
donne en cent à tous nos beaux esprits. L'expression est de
|
||
génie.» Mais il ne faut pas toujours approuver de la même manière.
|
||
On serait monotone. On aurait l'air faux. On deviendrait insipide.
|
||
On ne se sauve de là que par du jugement, de la fécondité: il faut
|
||
savoir préparer et placer ces tons majeurs et péremptoires, saisir
|
||
l'occasion et le moment; lors par exemple, qu'il y a partage entre
|
||
les sentiments; que la dispute s'est élevée à son dernier degré de
|
||
violence; qu'on ne s'entend plus; que tous parlent à la fois; il
|
||
faut être placé à l'écart, dans l'angle de l'appartement le plus
|
||
éloigné du champ de bataille, avoir préparé son explosion par un
|
||
long silence, et tomber subitement comme une comminge, au milieu
|
||
des contendants. Personne n'a eu cet art comme moi. Mais où je
|
||
suis surprenant, c'est dans l'opposé; j'ai des petits tons que
|
||
j'accompagne d'un sourire; une variété infinie de mines
|
||
approbatives: là, le nez, la bouche, le front, les yeux entrent en
|
||
jeu; j'ai une souplesse de reins; une manière de contourner
|
||
l'épine du dos, de hausser ou de baisser les épaules, d'étendre
|
||
les doigts, d'incliner la tête, de fermer les yeux, et d'être
|
||
stupéfait, comme si j'avais entendu descendre du ciel une voix
|
||
angélique et divine. C'est là ce qui flatte. le ne sais si vous
|
||
saisissez bien toute l'énergie de cette dernière attitude-là. le
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||
ne l'ai point inventée, mais personne ne m'a surpassé dans
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||
l'exécution. Voyez. Voyez.
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||
MOI. -- Il est vrai que cela est unique.
|
||
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||
LUI. -- Croyez-vous qu'il y ait cervelle de femme un peu vaine qui
|
||
tienne à cela?
|
||
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||
MOI. -- Non. Il faut convenir que vous avez porté le talent de
|
||
faire des fous, et de s'avilir aussi loin qu'il est possible.
|
||
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||
LUI. -- Ils auront beau faire, tous tant qu'ils sont, ils n'en
|
||
viendront jamais là. Le meilleur d'entre eux, Palissot, par
|
||
exemple, ne sera jamais qu'un bon écolier. Mais si ce rôle amuse
|
||
d'abord, et si l'on goûte quelque plaisir à se moquer en dedans,
|
||
de la bêtise de ceux qu'on enivre, à la longue cela ne pique plus;
|
||
et puis après un certain nombre de découvertes, on est forcé de se
|
||
répéter. L'esprit et l'art ont leurs limites. Il n'y a que Dieu ou
|
||
quelques génies rares pour qui la carrière s'étend, à mesure
|
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qu'ils y avancent. Bouret en est un peut-être. Il y a de celui-ci
|
||
des traits qui m'en donnent, à moi, oui à moi-même, la plus
|
||
sublime idée. Le petit chien, le Livre de la Félicité les
|
||
flambeaux sur la route de Versailles sont de ces choses qui me
|
||
confondent et m'humilient. Ce serait capable de dégoûter du
|
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métier.
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||
MOI. -- Que voulez-vous dire avec votre petit chien?
|
||
|
||
LUI. -- D'où venez-vous donc? Quoi, sérieusement vous ignorez
|
||
comment cet homme rare s'y prit pour détacher de lui et attacher
|
||
au garde des sceaux un petit chien qui plaisait à celui-ci?
|
||
|
||
MOI. -- Je l'ignore, je le confesse.
|
||
|
||
LUI. -- Tant mieux. C'est une des plus belles choses qu'on ait
|
||
imaginées; toute l'Europe en a été émerveillée, et il n'y a pas un
|
||
courtisan dont elle n'ait excité l'envie. Vous qui ne manquez pas
|
||
de sagacité, voyons comment vous vous y seriez pris à sa place.
|
||
Songez que Bouret était aimé de son chien. Songez que le vêtement
|
||
bizarre du ministre effrayait le petit animal. Songez qu'il
|
||
n'avait que huit jours pour vaincre les difficultés. Il faut
|
||
connaître toutes les conditions du problème, pour bien sentir le
|
||
mérite de la solution. Eh bien?
|
||
|
||
MOI. -- Eh bien, il faut que je vous avoue que dans ce genre, les
|
||
choses les plus faciles m'embarrasseraient.
|
||
|
||
LUI. -- Écoutez, me dit-il, en me frappant un petit coup sur
|
||
l'épaule, car il est familier; écoutez et admirez. Il se fait
|
||
faire un masque qui ressemble au garde des sceaux; il emprunte
|
||
d'un valet de chambre la volumineuse simarre. Il se couvre le
|
||
visage du masque. Il endosse la simarre. Il appelle son chien; il
|
||
le caresse. Il lui donne la gimblette. Puis tout à coup, changeant
|
||
de décoration, ce n'est plus le garde des sceaux; c'est Bouret qui
|
||
appelle son chien et qui le fouette. En moins de deux ou trois
|
||
jours de cet exercice continué du matin au soir, le chien sait
|
||
fuir Bouret le fermier général, et courir à Bouret le garde des
|
||
sceaux. Mais je suis trop bon. Vous êtes un profane qui ne méritez
|
||
pas d'être instruit des miracles qui s'opèrent à côté de vous.
|
||
|
||
MOI. -- Malgré cela, je vous prie, le livre, les flambeaux?
|
||
|
||
LUI. -- Non, non. Adressez-vous aux pavés qui vous diront ces
|
||
choses-là; et profitez de la circonstance qui nous a rapprochés,
|
||
pour apprendre des choses que personne ne sait que moi.
|
||
|
||
MOI. -- Vous avez raison.
|
||
|
||
LUI. -- Emprunter la robe et la perruque, j'avais oublié la
|
||
perruque, du garde des sceaux! Se faire un masque qui lui
|
||
ressemble! Le masque surtout me tourne la tête. Aussi cet homme
|
||
jouit-il de la plus haute considération. Aussi possède-t-il des
|
||
millions. Il y a des croix de Saint-Louis qui n'ont pas de pain;
|
||
aussi pourquoi courir après la croix, au hasard de se faire
|
||
échiner, et ne pas se tourner vers un état sans péril qui ne
|
||
manque jamais sa récompense? Voilà ce qui s'appelle aller au
|
||
grand. Ce' modèles-là sont décourageants. On a pitié de soi; et
|
||
l'on s'ennuie. Le masque! le masque! Je donnerais un de mes
|
||
doigts, pour avoir trouvé le masque.
|
||
|
||
MOI. -- Mais avec cet enthousiasme pour les belles choses, et
|
||
cette fertilité de génie que vous possédez, est-ce que vous n'avez
|
||
rien inventé?
|
||
|
||
LUI. -- Pardonnez-moi; par exemple, l'attitude admirative du dos
|
||
dont je vous ai parlé; je la regarde comme mienne, quoiqu'elle
|
||
puisse peut-être m'être contestée par des envieux. Je crois bien
|
||
qu'on l'a employée auparavant; mais qui est-ce qui a senti combien
|
||
elle était commode pour rire en dessous de l'impertinent qu'on
|
||
admirait? J'ai plus de cent façons d'entamer la séduction d'une
|
||
jeune fille, à côté de sa mère, sans que celle-ci s'en aperçoive,
|
||
et même de la rendre complice. A peine entrais-je dans la carrière
|
||
que je dédaignai toutes les manières vulgaires de glisser un
|
||
billet doux. J'ai dix moyens de me le faire arracher, et parmi ces
|
||
moyens, j'ose me flatter qu'il y en a de nouveaux. Je possède
|
||
surtout le talent d'encourager un jeune homme timide, j'en ai fait
|
||
réussir qui n'avaient ni esprit ni figure. Si cela était écrit je
|
||
crois qu'on m'accorderait quelque génie.
|
||
|
||
MOI. -- Vous ferait un honneur singulier?
|
||
|
||
LUI. -- Je n'en doute pas.
|
||
|
||
MOI. -- A votre place, je jetterais ces choses-là sur le papier.
|
||
Ce serait dommage qu'elles se perdissent.
|
||
|
||
LUI. -- Il est vrai; mais vous ne soupçonnez pas combien je fais
|
||
peu de cas de la méthode et des préceptes. Celui qui a besoin d'un
|
||
protocole n'ira jamais loin. Les génies lisent peu, pratiquent
|
||
beaucoup, et se font d'eux-mêmes. Voyez César, Turenne, Vauban, la
|
||
marquise de Tencin, son frère le cardinal, et le secrétaire de
|
||
celui-ci l'abbé Trublet. Et Bouret? qui est-ce qui a donné des
|
||
leçons à Bouret? personne. C'est la nature qui forme ces hommes
|
||
rares-là. Croyez-vous que l'histoire du chien et du masque soit
|
||
écrite quelque part?
|
||
|
||
MOI. -- Mais à vos heures perdues; lorsque l'angoisse de votre
|
||
estomac vide ou la fatigue de votre estomac surchargé éloigne le
|
||
sommeil...
|
||
|
||
LUI. -- J'y penserai; il vaut mieux écrire de grandes choses que
|
||
d'en exécuter de petites. Alors l'âme s'élève; l'imagination
|
||
s'échauffe, s'enflamme et s'étend; au lieu qu'elle se rétrécit à
|
||
s'étonner auprès de la petite Hus des applaudissements que ce sot
|
||
public s'obstine à prodiguer à cette minaudière de Dangeville, qui
|
||
joue si platement, qui marche presque courbée en deux sur la
|
||
scène, qui a l'affectation de regarder sans cesse dans les yeux de
|
||
celui à qui elle parle, et de jouer en dessous, et qui prend elle-
|
||
même ses grimaces pour de la finesse, son petit trotter pour de la
|
||
grâce; à cette emphatique Clairon qui est plus maigre, plus
|
||
apprêtée, plus étudiée, plus empesée qu'on ne saurait dire. Cet
|
||
imbécile parterre les claque à tout rompre, et ne s'aperçoit pas
|
||
que nous sommes un peloton d'agréments; il est vrai que le peloton
|
||
grossit un peu; mais qu'importe? que nous avons la plus belle
|
||
peau; les plus beaux yeux, le plus joli bec; peu d'entrailles à la
|
||
vérité; une démarche qui n'est pas légère, mais qui n'est pas non
|
||
plus aussi gauche qu'on le dit. Pour le sentiment, en revanche, il
|
||
n'y en a aucune à qui nous ne damions le pion.
|
||
|
||
MOI. -- Comment dites-vous tout cela? Est-ce ironie, ou vérité?
|
||
|
||
LUI. -- Le mal est que ce diable de sentiment est tout en dedans,
|
||
et qu'il n'en transpire pas une lueur au-dehors. Mais moi qui vous
|
||
parle, je sais et je sais bien qu'elle en a. Si ce n'est pas cela
|
||
précisément, c'est quelque chose comme cela. Il faut voir, quand
|
||
l'humeur nous prend, comme nous traitons les valets, comme les
|
||
femmes de chambres sont souffletées, comme nous menons à grands
|
||
coups de pied les Parties Casuelles, pour peu qu'elles s'écartent
|
||
du respect qui nous est dû. C'est un petit diable, vous dis-je,
|
||
tout plein de sentiment et de dignité... Ho, ça; vous ne savez où
|
||
vous en êtes, n'est-ce pas?
|
||
|
||
MOI. -- J'avoue que je ne saurais démêler si c'est de bonne foi ou
|
||
méchamment que vous parlez. Je suis un bon homme; ayez la bonté
|
||
d'en user avec moi plus rondement; et de laisser là votre art.
|
||
|
||
LUI. -- Cela, c'est ce que nous débitons à la petite Hus, de la
|
||
Dangeville et de la Clairon, mêlé par-ci par-là de quelques mots
|
||
qui vous donnassent l'éveil. Je consens que vous me preniez pour
|
||
un vaurien; mais non pour un sot; et il n'y aurait qu'un sot ou un
|
||
homme perdu d'amour qui pût dire sérieusement tant
|
||
d'impertinences.
|
||
|
||
MOI. -- Mais comment se résout-on à les dire?
|
||
|
||
LUI. -- Cela ne se fait pas tout d'un coup; mais petit à petit, on
|
||
y vient. Ingenii largitor venter.
|
||
|
||
MOI. -- Il faut être pressé d'une cruelle faim.
|
||
|
||
LUI. -- Cela se peut. Cependant, quelques fortes qu'elles vous
|
||
paraissent, croyez que ceux à qui elles s'adressent sont plutôt
|
||
accoutumés à les entendre que nous à les hasarder.
|
||
|
||
MOI. -- Est-ce qu'il y a là quelqu'un qui ait le courage d'être de
|
||
votre avis?
|
||
|
||
LUI. -- Qu'appelez-vous quelqu'un? C'est le sentiment et le
|
||
langage de toute la société.
|
||
|
||
MOI. -- Ceux d'entre vous qui ne sont pas de grands vauriens,
|
||
doivent être de grands sots.
|
||
|
||
LUI. -- Des sots là? Je vous jure qu'il n'y en a qu'un; c'est
|
||
celui qui nous fête, pour lui en imposer.
|
||
|
||
MOI. -- Mais comment s'en laisse-t-on si grossièrement imposer?
|
||
car enfin la supériorité des talents de la Dangeville et de la
|
||
Clairon est décidée.
|
||
|
||
LUI. -- On avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte; et
|
||
l'on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère. Et puis
|
||
nous avons l'air si pénétré, si vrai!
|
||
|
||
MOI. -- Il faut cependant que vous ayez péché une fois contre les
|
||
principes de l'art et qu'il vous soit échappé par mégarde
|
||
quelques-unes de ces vérités amères qui blessent; car en dépit du
|
||
rôle misérable, abject, vil, abominable que vous faites, je crois
|
||
qu'au fond, vous avez l'âme délicate.
|
||
|
||
LUI. -- Moi, point du tout. Que le diable m'emporte si je sais au
|
||
fond ce que je suis. En général, j'ai l'esprit rond comme une
|
||
boule, et le caractère franc comme l'osier; jamais faux, pour peu
|
||
que j'aie intérêt d'être vrai; jamais vrai pour peu que j'aie
|
||
intérêt d'être faux. Je dis les choses comme elles me viennent,
|
||
sensées, tant mieux; impertinentes, on n'y prend pas garde. J'use
|
||
en plein de mon franc-parler. Je n'ai pensé de ma vie ni avant que
|
||
de dire, ni en disant, ni après avoir dit. Aussi je n'offense
|
||
personne.
|
||
|
||
MOI. -- Cela vous est pourtant arrivé avec les honnêtes gens chez
|
||
qui vous viviez, et qui avaient pour vous tant de bontés.
|
||
|
||
LUI. -- Que voulez-vous? C'est un malheur; un mauvais moment,
|
||
comme il y en a dans la vie. Point de félicité continue; j'étais
|
||
trop bien. Cela ne pouvait durer. Nous avons, comme vous savez, la
|
||
compagnie la plus nombreuse et la mieux choisie. C'est une école
|
||
d'humanité, le renouvellement de l'antique hospitalité. Tous les
|
||
poètes qui tombent, nous les ramassons. Nous eûmes Palissot après
|
||
sa Zara; Bret, après le Faux généreux; tous les musiciens décriés;
|
||
tous les auteurs qu'on ne lit point; toutes les actrices sifflées;
|
||
tous les acteurs hués; un tas de pauvres honteux, plats parasites
|
||
à la tête desquels j'ai l'honneur d'être, brave chef d'une troupe
|
||
timide. C'est moi qui les exhorte à manger la première fois qu'ils
|
||
viennent; c'est moi qui demande à boire pour eux. Ils tiennent si
|
||
peu de place! quelques jeunes gens déguenillés qui ne savent où
|
||
donner de la tête, mais qui ont de la figure, d'autres scélérats
|
||
qui cajolent le patron et qui l'endorment, afin de glaner après
|
||
lui sur la patronne. Nous paraissons gais; mais au fond nous avons
|
||
tous de l'humeur et grand appétit. Des loups ne sont pas plus
|
||
affamés; des tigres ne sont pas plus cruels. Nous dévorons comme
|
||
des loups, lorsque la terre a été longtemps couverte de neige;
|
||
nous déchirons comme des tigres, tout ce qui réussit. Quelquefois,
|
||
les cohues Bertin, Montsauge et Villemorien se réunissent; c'est
|
||
alors qu'il se fait un beau bruit dans la ménagerie. Jamais on ne
|
||
vit ensemble tant de bêtes tristes, acariâtres, malfaisantes et
|
||
courroucées. On n'entend que les noms de Buffon, de Duclos, de
|
||
Montesquieu, de Rousseau, de Voltaire, de D'Alembert, de Diderot,
|
||
et Dieu sait de quelles épithètes ils sont accompagnés. Nul n'aura
|
||
de l'esprit, s'il n'est aussi sot que nous. C'est là que le plan
|
||
de la comédie des Philosophes a été conçu; la scène du colporteur,
|
||
c'est moi qui l'ai fournie, d'après la Théologie en Quenouille,
|
||
Vous n'êtes pas épargné là plus qu'un autre.
|
||
|
||
MOI. -- Tant mieux. Peut-être me fait-on plus d'honneur que je
|
||
n'en mérite. Je serais humilié, si ceux qui disent du mal de tant
|
||
d'habiles et honnêtes gens, s'avisaient de dire du bien de moi.
|
||
|
||
LUI. -- Nous sommes beaucoup, et il faut que chacun paye son écot.
|
||
Après le sacrifice des grands animaux, nous immolons les autres.
|
||
|
||
MOI. -- Insulter la science et la vertu pour vivre, voilà du pain
|
||
bien cher.
|
||
|
||
LUI. -- Je vous l'ai déjà dit, nous sommes sans conséquence. Nous
|
||
injurions tout le monde et nous n'affligeons personne. Nous avons
|
||
quelquefois le pesant abbé d'Olivet, le gros abbé Le Blanc,
|
||
l'hypocrite Batteux. Le gros abbé n'est méchant qu'avant dîner.
|
||
Son café pris il se jette dans un fauteuil, les pieds appuyés
|
||
contre là tablette de la cheminée, et s'endort comme un vieux
|
||
perroquet sur son bâton. Si le vacarme devient violent, il bâille;
|
||
il étend ses bras; il frotte ses yeux, et dit: Eh bien, qu'est-ce?
|
||
Qu'est-ce? -- il s'agit de savoir si Piron à plus d'esprit que de
|
||
Voltaire. -- Entendons-nous. C'est de l'esprit que vous dites? il
|
||
ne s'agit pas de goût, car du goût, votre Piron ne s'en doute pas.
|
||
-- Ne s'en doute pas? -- Non. -- Et puis nous voilà embarqués dans
|
||
une dissertation sur le goût. Alors le patron fait signe de la
|
||
main qu'on l'écoute; car c'est surtout de goût qu'il se pique.» Le
|
||
goût, dit-il... le goût est une chose...» ma foi, je ne sais
|
||
quelle chose il disait que c'était; ni lui, non plus.
|
||
|
||
Nous avons quelquefois l'ami Robbé. Il nous régale de ses contes
|
||
cyniques, des miracles des convulsionnaires dont il a été le
|
||
témoin oculaire; et de quelques chants de son poème sur un sujet
|
||
qu'il connaît à fond. Je hais ses vers; mais j'aime à l'entendre
|
||
réciter. Il a l'air d'un énergumène. Tous s'écrient autour de lui:
|
||
«voilà ce qu'on appelle un poète». Entre nous, cette poésie-là
|
||
n'est qu'un charivari de toutes sortes de bruits confus, le ramage
|
||
barbare des habitants de la tour de Babel.
|
||
|
||
Il nous vient aussi un certain niais qui a l'air plat et bête,
|
||
mais qui a de l'esprit comme un démon et qui est plus malin qu'un
|
||
vieux singe; c'est une de ces figures qui appellent la
|
||
plaisanterie et les nasardes, et que Dieu fit pour la correction
|
||
des gens qui jugent à la mine, et à qui leur miroir aurait dû
|
||
apprendre qu'il est aussi aisé d'être un homme d'esprit et d'avoir
|
||
l'air d'un sot que de cacher un sot sous une physionomie
|
||
spirituelle. C'est une lâcheté bien commune que celle d'immoler un
|
||
bon homme à l'amusement des autres. On ne manque jamais de
|
||
s'adresser à celui-ci. C'est un piège que nous tendons aux
|
||
nouveaux venus, et je n'en ai presque pas vu un seul qui n'y
|
||
donnât.
|
||
|
||
J'étais quelquefois surpris de la justesse des observations de ce
|
||
fou, sur les hommes et sur les caractères; et je le lui témoignai.
|
||
|
||
C'est, me répondit-il, qu'on tire parti de la mauvaise compagnie,
|
||
comme du libertinage. On est dédommagé de la perte de son
|
||
innocence, par celle de ses préjugés. Dans la société des
|
||
méchants, où le vice se montre à masque levé, on apprend à les
|
||
connaître. Et puis j'ai un peu lu.
|
||
|
||
MOI. -- Qu'avez-vous lu?
|
||
|
||
LUI. -- J'ai lu et je lis et relis sans cesse Théophraste, La
|
||
Bruyère et Molière.
|
||
|
||
MOI. -- Ce sont d'excellents livres.
|
||
|
||
LUI. -- Ils sont bien meilleurs qu'on ne pense; mais qui est-ce
|
||
qui sait les lire?
|
||
|
||
MOI. -- Tout le monde, selon la mesure de son esprit.
|
||
|
||
LUI. -- Presque personne. Pourriez-vous me dire ce qu'on y
|
||
cherche?
|
||
|
||
MOI. -- L'amusement et l'instruction.
|
||
|
||
LUI. -- Mais quelle instruction; car c'est là le point?
|
||
|
||
MOI. -- La connaissance de ses devoirs; l'amour de la vertu, la
|
||
haine du vice.
|
||
|
||
LUI. -- Moi, j'y recueille tout ce qu'il faut faire, et tout ce
|
||
qu'il ne faut pas dire. Ainsi quand je lis l'Avare; je me dis:
|
||
sois avare, si tu veux; mais garde-toi de parler comme l'avare.
|
||
Quand je lis le Tartuffe, je me dis: sois hypocrite, si tu veux;
|
||
mais ne parle pas comme l'hypocrite. Garde des vices qui te sont
|
||
utiles; mais n'en aie ni le ton ni les apparences qui te
|
||
rendraient ridicule. Pour se garantir de ce ton, de ces
|
||
apparences, il faut les connaître. Or, ces auteurs en ont fait des
|
||
peintures excellentes. le suis moi et je reste ce que je suis;
|
||
mais j'agis et je parle comme il convient. Je ne suis pas de ces
|
||
gens qui méprisent les moralistes. Il y a beaucoup à profiter,
|
||
surtout en ceux qui ont mis la morale en action. Le vice ne blesse
|
||
les hommes que par intervalle. Les caractères apparents du vice
|
||
les blessent du matin au soir. Peut-être vaudrait-il mieux être un
|
||
insolent que d'en avoir la physionomie; l'insolent de caractère
|
||
n'insulte que de temps en temps; l'insolent de physionomie insulte
|
||
toujours. Au reste n'allez pas imaginer que je sois le seul
|
||
lecteur de mon espèce. Je n'ai d'autre mérite ici, que d'avoir
|
||
fait par système, par justesse d'esprit, par une vue raisonnable
|
||
et vraie, ce que la plupart des autres font par instinct. De là
|
||
vient que leurs lectures ne les rendent pas meilleurs que moi;
|
||
mais qu'ils restent ridicules, en dépit d'eux, au lieu que je ne
|
||
le suis que quand je veux, et que je les laisse alors loin
|
||
derrière moi; car le même art qui m'apprend à me sauver du
|
||
ridicule en certaines occasions, m'apprend aussi dans d'autres à
|
||
l'attraper supérieurement. Je me rappelle alors tout ce que les
|
||
autres ont dit, tout ce que j'ai lu, et j'y ajoute tout ce qui
|
||
sort de mon fonds qui est en ce genre d'une fécondité surprenante.
|
||
|
||
MOI. -- Vous avez bien fait de me révéler ces mystères; sans quoi,
|
||
je vous aurais cru en contradiction.
|
||
|
||
LUI. -- Je n'y suis point; car pour une fois où il faut éviter le
|
||
ridicule; heureusement, il y en a cent où il faut s'en donner. Il
|
||
n'y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou.
|
||
Longtemps il y a eu le fou du roi en titre; en aucun, il n'y a eu
|
||
en titre le sage du roi. Moi je suis le fou de Bertin et de
|
||
beaucoup d'autres, le vôtre peut-être dans ce moment; ou peut-être
|
||
vous, le mien. Celui qui serait sage n'aurait point de fou. Celui
|
||
donc qui a un fou n'est pas sage; s'il n'est pas sage, il est fou,
|
||
et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou. Au reste, souvenez-
|
||
vous que dans un sujet aussi variable que les moeurs, il n'y a
|
||
d'absolument, d'essentiellement, de généralement vrai ou faux,
|
||
sinon qu'il faut être ce que l'intérêt veut qu'on soit; bon ou
|
||
mauvais; sage ou fou, décent ou ridicule; honnête ou vicieux. Si
|
||
par hasard la vertu avait conduit à la fortune; ou j'aurais été
|
||
vertueux, ou j'aurais simulé la vertu comme un autre. On m'a voulu
|
||
ridicule, et je me le suis fait; pour vicieux, nature seule en
|
||
avait fait les frais. Quand je dis vicieux, c'est pour parler
|
||
votre langue; car si nous venions à nous expliquer, il pourrait
|
||
arriver que vous appelassiez vice ce que j'appelle vertu, et vertu
|
||
ce que j'appelle vice.
|
||
|
||
Nous avons aussi les auteurs de l'Opéra-Comique, leurs acteurs, et
|
||
leurs actrices; et plus souvent leurs entrepreneurs Corby,
|
||
Moette... tous gens de ressource et d'un mérite supérieur!
|
||
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Et j'oubliais les grands critiques de la littérature. L'Avant-
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Coureur, Les Petites Affiches, L'Année littéraire, L'Observateur
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littéraire, Le Censeur hebdomadaire, toute la clique des
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feuillistes.
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MOI. -- L'Année littéraire; L'Observateur littéraire. Cela ne se
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peut. Ils se détestent.
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LUI. -- Il est vrai. Mais tous les gueux se réconcilient à la
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gamelle. Ce maudit Observateur littéraire. Que le diable l'eût
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emporté, lui et ses feuilles. C'est ce chien de petit prêtre
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avare, puant et usurier qui est la cause de mon désastre. Il parut
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sur notre horizon, hier, pour la première fois. Il arriva à
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l'heure qui nous chasse tous de nos repaires, l'heure du dîner.
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Quand il fait mauvais temps, heureux celui d'entre nous qui a la
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pièce de vingt-quatre sols dans sa poche. Tel s'est moqué de son
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confrère qui était arrivé le matin crotté jusqu'à l'échine et
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mouillé jusqu'aux os, qui le soir rentre chez lui dans le même
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état. Il y en eut un, je ne sais plus lequel, qui eut, il y a
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quelques mois, un démêlé violent avec le Savoyard qui s'est établi
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à notre porte. Ils étaient en compte courant; le créancier voulait
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que son débiteur se liquidât, et celui-ci n'était pas en fonds. On
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sert; on fait les honneurs de la table à l'abbé, on le place au
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haut bout. J'entre, je l'aperçois.» Comment, l'abbé, lui dis-je,
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vous présidez? voilà qui est fort bien pour aujourd'hui; mais
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demain, vous descendrez, s'il vous plaît, d'une assiette; après-
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demain, d'une autre assiette; et ainsi d'assiette en assiette,
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soit à droite, soit à gauche, jusqu'à ce que de la place que j'ai
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occupée une fois avant vous, Fréron une fois après moi, Dorat une
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fois après Fréron, Palissot une fois après Dorat, vous deveniez
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stationnaire à côté de moi, pauvre plat bougre comme vous, qui
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siedo sempre come un maestoso cazzo fra duoi coglioni.» L'abbé qui
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est bon diable et qui prend tout bien, se mit à rire.
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Mademoiselle, pénétrée de la vérité de mon observation et de la
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justesse de ma comparaison, se mit à rire; tous ceux qui
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siégeaient à droite et à gauche de l'abbé et qu'il avait reculés
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d'un cran, se mirent à rire; tout le monde rit excepté monsieur
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qui se fâche et me tient des propos qui n'auraient rien signifié,
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si nous avions été seuls: «Rameau vous êtes un impertinent. -- Je
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le sais bien, et c'est à cette condition que vous m'avez reçu. --
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Un faquin. -- Comme un autre. -- Un gueux. -- Est-ce que je serais
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ici, sans cela? -- Je vous ferai chasser. -- Après dîner, je m'en
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irai de moi-même. -- Je vous le conseille.»-- On dîna; je n'en
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perdis pas un coup de dent. Après avoir bien mangé, bu largement;
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car après tout il n'en aurait été ni plus ni moins, messer Gaster
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est un personnage contre lequel je n'ai jamais boudé; je pris mon
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parti et je me disposais à m'en aller. J'avais engagé ma parole en
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présence de tant de monde qu'il fallait bien la tenir. Je fus un
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temps considérable à rôder dans l'appartement, cherchant ma canne
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et mon chapeau où ils n'étaient pas, et comptant toujours que le
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patron se répandrait dans un nouveau torrent d'injures, que
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quelqu'un s'interposerait, et que nous finirions par nous
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raccommoder, à force de nous fâcher. Je tournais, je tournais; car
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moi je n'avais rien sur le coeur; mais le patron, lui, plus sombre
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et plus noir que l'Apollon d'Homère, lorsqu'il décoche ses traits
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sur l'armée des Grecs son bonnet une fois plus renfoncé que de
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coutume, se promenait en long et en large, le poing sous le
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menton. Mademoiselle s'approche de moi. -- «Mais Mademoiselle,
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qu'est-ce qu'il y a donc d'extraordinaire? Ai-je été différent
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aujourd'hui de moi-même. -- Je veux qu'il sorte. -- Je sortirai,
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je ne lui ai pas manqué. -- Pardonnez-moi; on invite monsieur
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l'abbé, et... -- C'est lui qui s'est manqué à lui-même en invitant
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l'abbé, en me recevant et avec moi tant d'autres bélitres tels que
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moi. -- Allons, mon petit Rameau; il faut demander pardon à
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monsieur l'abbé. -- Je n'ai que faire de son pardon... -- Allons;
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allons, tout cela s'apaisera...» On me prend par la main, on
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m'entraîne vers le fauteuil de l'abbé; j'étends les bras, je
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contemple l'abbé avec une espèce d'admiration, car qui est-ce qui
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a jamais demandé pardon à l'abbé?» L'abbé, lui dis-je; L'abbé tout
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ceci est bien ridicule, n'est-il pas vrai?» Et puis je me mets à
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rire, et l'abbé aussi. Me voilà donc excusé de ce côté-là; mais il
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fallait aborder l'autre, et ce que j'avais à lui dire était une
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autre paire de manches. le ne sais plus trop comment je tournai
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mon excuse...» Monsieur, voilà ce fou. -- Il y a trop longtemps
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qu'il me fait souffrir; je n'en veux plus entendre parler. -- Il
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est fâché. -- Oui je suis très fâché. -- Cela ne lui arrivera
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plus. -- Qu'au premier faquin.» le ne sais s'il était dans un de
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ces jours d'humeur où Mademoiselle craint d'en approcher et n'ose
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le toucher qu'avec ses mitaines de velours, ou s'il entendit mal
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ce que je disais, ou si je dis mal; ce fut pis qu'auparavant. Que
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diable, est-ce qu'il ne me connaît pas? Est-ce qu'il ne sait pas
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que je suis comme les enfants, et qu'il y a des circonstances où
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je laisse tout aller sous moi? Et puis, je crois Dieu me pardonne,
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que je n'aurais pas un moment de relâche. On userait un pantin
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d'acier à tirer la ficelle du matin au soir et du soir au matin.
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Il faut que je les désennuie; c'est la condition; mais il faut que
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je m'amuse quelquefois. Au milieu de cet imbroglio, il me passa
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par la tête une pensée funeste, une pensée qui me donna de la
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morgue, une pensée qui m'inspira de la fierté et de l'insolence:
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c'est qu'on ne pouvait se passer de moi, que j'étais un homme
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essentiel.
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MOI. -- Oui, je crois que vous leur êtes très utile, mais qu'ils
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vous le sont encore davantage. Vous ne retrouverez pas, quand vous
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voudrez, une aussi bonne maison; mais eux, pour un fou qui leur
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manque, ils en retrouveront cent.
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LUI. -- Cent fous comme moi! Monsieur le philosophe, ils ne sont
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pas si communs. Oui des plats fous. On est plus difficile en
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sottise qu'en talent ou en vertu. le suis rare dans mon espèce,
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oui, très rare. A présent qu'ils ne m'ont plus, que font-ils? Ils
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s'ennuient comme des chiens. le suis un sac inépuisable
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d'impertinences. l'avais à chaque instant une boutade qui les
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faisait rire aux larmes, j'étais pour eux les Petites Maisons tout
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entières.
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MOI. -- Aussi vous aviez la table, le lit, l'habit, veste et
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culotte, les souliers, et la pistole par mois.
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LUI. -- Voilà le beau côté. Voilà le bénéfice; mais les charges,
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vous n'en dites mot. D'abord, s'il était bruit d'une pièce
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nouvelle, quelque temps qu'il fit, il fallait fureter dans tous
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les greniers de Paris jusqu'à ce que j'en eusse trouvé l'auteur;
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que je me procurasse la lecture de l'ouvrage, et que j'insinuasse
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adroitement qu'il y avait un rôle qui serait supérieurement rendu
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par quelqu'un de ma connaissance.» Et par qui, s'il vous plaît? --
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Par qui? belle question! Ce sont les grâces, la gentillesse, la
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finesse. -- Vous voulez dire, mademoiselle Dangeville? Par hasard
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la connaîtriez-vous? -- Oui, un peu; mais ce n'est pas elle. -- Et
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qui donc?» le nommais tout bas.» Elle! -- Oui, elle», répétais-je
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un peu honteux, car j'ai quelquefois de la pudeur; et à ce nom
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répété, il fallait voir comme la physionomie du poète
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s'allongeait, et d'autres fois comme on m'éclatait au nez.
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Cependant, bon gré, mal gré qu'il en eût, il fallait que
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j'amenasse mon homme à dîner; et lui qui craignait de s'engager,
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rechignait, remerciait. Il fallait voir comme j'étais traité,
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quand je ne réussissais pas dans ma négociation: j'étais un butor,
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un sot, un balourd, je n'étais bon à rien; je ne valais pas le
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verre d'eau qu'on me donnait à boire. C'était bien pis lorsqu'on
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jouait, et qu'il fallait aller intrépidement, au milieu des huées
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d'un public qui juge bien, quoi qu'on en dise, faire entendre mes
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claquements de mains isolés; attacher les regards sur moi;
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quelquefois dérober les sifflets à l'actrice; et ouïr chuchoter à
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côté de soi: «C'est un des valets déguisés de celui qui couche; ce
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maraud-là se taira-t-il?» On ignore ce qui peut déterminer à cela,
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on croit que c'est ineptie, tandis que c'est un motif qui excuse
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tout.
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MOI. -- Jusqu'à l'infraction des lois civiles.
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LUI. -- A la fin cependant j'étais connu, et l'on disait: «Oh!
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c'est Rameau.» Ma ressource était de jeter quelques mots ironiques
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qui sauvassent du ridicule mon applaudissement solitaire, qu'on
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interprétait à contre sens. Convenez qu'il faut un puissant
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intérêt pour braver ainsi le public assemblé, et que chacune de
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ces corvées valait mieux qu'un petit écu.
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MOI. -- Que ne vous faisiez-vous prêter main-forte?
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LUI. -- Cela m'arrivait aussi, je glanais un peu là-dessus. Avant
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que de se rendre au lieu du supplice, il fallait se charger la
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mémoire des endroits brillants, où il importait de donner le ton.
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S'il m'arrivait de les oublier et de me méprendre, j'en avais le
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tremblement à mon retour; c'était un vacarme dont vous n'avez pas
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d'idée. Et puis à la maison une meute de chiens à soigner; il est
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vrai que je m'étais sottement imposé cette tâche; des chats dont
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j'avais la surintendance; j'étais trop heureux si Micou me
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favorisait d'un coup de griffe qui déchirât ma manchette ou ma
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main. Criquette est sujette à la colique; c'est moi qui lui frotte
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le ventre. Autrefois, Mademoiselle avait des vapeurs; ce sont
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aujourd'hui des nerfs. Je ne parle point d'autres indispositions
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légères dont on ne se gêne pas devant moi. Pour ceci, passe; je
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n'ai jamais prétendu contraindre. J'ai lu, je ne sais où, qu'un
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prince surnommé le grand restait quelquefois appuyé sur le dossier
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de la chaise percée de sa maîtresse. On en use à son aise avec ses
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familiers, et j'en étais ces jours-là, plus que personne. Je suis
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l'apôtre de la familiarité et de l'aisance. Je les prêchais là
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d'exemple, sans qu'on s'en formalisât; il n'y avait qu'à me
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laisser aller. Je vous ai ébauché le patron. Mademoiselle commence
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à devenir pesante; il faut entendre les bons contes qu'ils en
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font.
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MOI. -- Vous n'êtes pas de ces gens-là?
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LUI. -- Pourquoi non?
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MOI. -- C'est qu'il est au moins indécent de donner des ridicules
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à ses bienfaiteurs.
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LUI. -- Mais n'est-ce pas pis encore de s'autoriser de ses
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bienfaits pour avilir son protégé?
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MOI. -- Mais si le protégé n'était pas vil par lui-même, rien ne
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donnerait au protecteur cette autorité.
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LUI. -- Mais si les personnages n'étaient pas ridicules par eux-
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mêmes, on n'en ferait pas de bons contes. Et puis est-ce ma faute
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s'ils s'encanaillent? Est-ce ma faute lorsqu'ils se sont
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encanaillés, si on les trahit, si on les bafoue? Quand on se
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résout à vivre avec des gens comme nous, et qu'on a le sens
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commun, il y a je ne sais combien de noirceurs auxquelles il faut
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s'attendre. Quand on nous prend, ne nous connaît-on pas pour ce
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que nous sommes, pour des âmes intéressées, viles et perfides? Si
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l'on nous connaît, tout est bien. Il y a un pacte tacite qu'on
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nous fera du bien, et que tôt ou tard, nous rendrons le mal pour
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le bien qu'on nous aura fait. Ce pacte ne subsiste-t-il pas entre
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l'homme et son singe ou son perroquet? Brun jette les hauts cris
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que Palissot, son convive et son ami, ait fait des couplets contre
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lui. Palissot a dû faire les couplets et c'est Brun qui a tort.
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Poinsinet jette les hauts cris que Palissot ait mis sur son compte
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les couplets qu'il avait faits contre Brun. Palissot a dû mettre
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sur le compte de Poinsinet les couplets qu'il avait faits contre
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Brun; et c'est Poinsinet qui a tort. Le petit abbé Rey jette les
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hauts cris de ce que son ami Palissot lui a soufflé sa maîtresse
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auprès de laquelle il l'avait introduit. C'est qu'il ne fallait
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point introduire un Palissot chez sa maîtresse, ou se résoudre à
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la perdre. Palissot a fait son devoir; et c'est l'abbé Rey qui a
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tort. Le libraire David jette les hauts cris de ce que son associé
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Palissot a couché ou voulu coucher avec sa femme; la femme du
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libraire David jette les hauts cris de ce que Palissot a laissé
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croire à qui l'a voulu qu'il avait couché avec elle; que Palissot
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ait couché ou non avec la femme du libraire, ce qui est difficile
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à décider, car la femme a dû nier ce qui était, et Palissot a pu
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laisser croire ce qui n'était pas. Quoi qu'il en soit, Palissot a
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fait son rôle et c'est David et sa femme qui ont tort.
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Qu'Helvétius jette les hauts cris que Palissot le traduise sur la
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scène comme un malhonnête homme, lui à qui il doit encore l'argent
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qu'il lui prêta pour se faire traiter de la mauvaise santé, se
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nourrir et se vêtir. A-t-il dû se promettre un autre procédé, de
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la part d'un homme souillé de toutes sortes d'infamies, qui par
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passe-temps fait abjurer la religion à son ami, qui s'empare du
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bien de ses associés; qui n'a ni foi, ni loi, ni sentiment; qui
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court à la fortune, per fas et ne fas; qui compte ses jours par
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ses scélératesses; et qui s'est traduit lui-même sur la scène
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comme un des plus dangereux coquins, impudence dont je ne crois
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pas qu'il y ait eu dans le passé un premier exemple, ni qu'il y en
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ait un second dans l'avenir. Non. Ce n'est donc pas Palissot, mais
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c'est Helvétius qui a tort. Si l'on mène un jeune provincial à la
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Ménagerie de Versailles, et qu'il s'avise par sottise, de passer
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la main à travers les barreaux de la loge du tigre ou de la
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panthère; si le jeune homme laisse son bras dans la gueule de
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l'animal féroce, qui est-ce qui a tort? Tout cela est écrit dans
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le pacte tacite. Tant pis pour celui qui l'ignore ou l'oublie.
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Combien je justifierais par ce pacte universel et sacré, de gens
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qu'on accuse de méchanceté; tandis que c'est soi qu'on devrait
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accuser de sottise. Oui, grosse comtesse, c'est vous qui avez
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tort, lorsque vous rassemblez autour de vous, ce qu'on appelle
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parmi les gens de votre sorte, des espèces, et que ces espèces
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vous font des vilenies, vous en font faire, et vous exposent au
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ressentiment des honnêtes gens. Les honnêtes gens font ce qu'ils
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doivent; les espèces aussi; et c'est vous qui avez tort de les
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accueillir. Si Bertinhus vivait doucement, paisiblement avec sa
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maîtresse; si par l'honnêteté de leurs caractères, ils s'étaient
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fait des connaissances honnêtes; s'ils avaient appelé autour d'eux
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des hommes à talents, des gens connus dans la société par leur
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vertu; s'ils avaient réservé pour une petite compagnie éclairée et
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choisie, les heures de distraction qu'ils auraient dérobées à la
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douceur d'être ensemble, de s'aimer, de se le dire, dans le
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silence de la retraite; croyez-vous qu'on en eût fait ni bons ni
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mauvais contes. Que leur est-il donc arrivé? ce qu'ils méritaient.
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Ils ont été punis de leur imprudence; et c'est nous que la
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Providence avait destinés de toute éternité à faire justice des
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Bertins du jour, et ce sont nos pareils d'entre nos neveux qu'elle
|
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a destinés à faire justice des Montsauges et des Bertins à venir.
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Mais tandis que nous exécutons ses justes décrets sur la sottise,
|
||
vous qui nous peignez tels que nous sommes, vous exécutez ses
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justes décrets sur nous. Que penseriez-vous de nous, si nous
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prétendions avec des moeurs honteuses, jouir de la considération
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publique; que nous sommes des insensés. Et ceux qui s'attendent à
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des procédés honnêtes, de la part de gens nés vicieux, de
|
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caractères vils et bas, sont-ils sages? Tout a son vrai loyer dans
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ce monde. Il y a deux procureurs généraux, l'un à votre porte qui
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châtie les délits contre la société. La nature est l'autre. Celle-
|
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ci connaît de tous les vices qui échappent aux lois. Vous vous
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livrez à la débauche des femmes; vous serez hydropique. Vous êtes
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crapuleux; vous serez poumonique. Vous ouvrez votre porte à des
|
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marauds, et vous vivez avec eux; vous serez trahis, persiflés,
|
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méprisés. Le plus court est de se résigner à l'équité de ces
|
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jugements; et de se dire à soi-même, c'est bien fait, de secouer
|
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ses oreilles, et de s'amender ou de rester ce qu'on est, mais aux
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conditions susdites.
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MOI -- Vous avez raison.
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LUI -- Au demeurant, de ces mauvais contes, moi, je n'en invente
|
||
aucun; je m'en tiens au rôle de colporteur. Ils disent qu'il y a
|
||
quelques jours, sur les cinq heures du matin, on entendit un
|
||
vacarme enragé; toutes les sonnettes étaient en branle; c'étaient
|
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les cris interrompus et sourds d'un homme qui étouffe: «A moi,
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moi, je suffoque; je meurs.» Ces cris partaient de l'appartement
|
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du patron. On arrive, on le secourt. Notre grosse créature dont la
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||
tête était égarée, qui n'y était plus, qui ne voyait plus, comme
|
||
il arrive dans ce moment, continuait de presser son mouvement,
|
||
s'élevait sur ses deux mains, et du plus haut qu'elle pouvait
|
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laissait retomber sur les parties casuelles un poids de deux à
|
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trois cents livres, animé de toute la vitesse que donne la fureur
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du plaisir. On eut beaucoup de peine à le dégager de là. Que
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diable de fantaisie a un petit marteau de se placer sous une
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lourde enclume.
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MOI. -- Vous êtes un polisson. Parlons d'autre chose. Depuis que
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nous causons, j'ai une question sur la lèvre.
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LUI. -- Pourquoi l'avoir arrêtée là si longtemps?
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MOI. -- C'est que j'ai craint qu'elle ne fût indiscrète.
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LUI. -- Après ce que je viens de vous révéler, j'ignore quel
|
||
secret je puis avoir pour vous.
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MOI. -- Vous ne doutez pas du jugement que je porte de votre
|
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caractère.
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LUI. -- Nullement. le suis à vos yeux un être très abject, très
|
||
méprisable, et je le suis aussi quelquefois aux miens; mais
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||
rarement. Je me félicite plus souvent de mes vices que je ne m'en
|
||
blâme. Vous êtes plus constant dans votre mépris.
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MOI. -- Il est vrai; mais pourquoi me montrer toute votre
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turpitude.
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LUI. -- D'abord, c'est que vous en connaissiez une bonne partie,
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et que je voyais plus à gagner qu'à perdre, à vous avouer le
|
||
reste.
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MOI. -- Comment cela, s'il vous plaît.
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LUI. -- S'il importe d'être sublime en quelque genre, c'est
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surtout en mal. On crache sur un petit filou; mais on ne peut
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refuser une sorte de considération à un grand criminel. Son
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courage vous étonne. Son atrocité vous fait frémir. On prise en
|
||
tout l'unité de caractère.
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MOI. -- Mais cette estimable unité de caractère, vous ne l'avez
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pas encore. le vous trouve de temps en temps vacillant dans vos
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principes. Il est incertain, si vous tenez votre méchanceté de la
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nature, ou de l'étude; et si l'étude vous a porté aussi loin qu'il
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est possible.
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LUI. -- J'en conviens; mais j'y ai fait de mon mieux. N'ai-je pas
|
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eu la modestie de reconnaître des êtres plus parfaits que moi? Ne
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vous ai-je pas parlé de Bouret avec l'admiration la plus profonde?
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Bouret est le premier homme du monde dans mon esprit.
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MOI. -- Mais immédiatement après Bouret; c'est vous.
|
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LUI. -- Non.
|
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MOI. -- C'est donc Palissot?
|
||
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||
LUI. -- C'est Palissot, mais ce n'est pas Palissot seul.
|
||
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||
MOI. -- Et qui peut être digne de partager le second rang avec
|
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lui?
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||
LUI. -- Le renégat d'Avignon.
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||
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||
MOI. -- Je n'ai jamais entendu parler de ce renégat d'Avignon;
|
||
mais ce doit être un homme bien étonnant.
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LUI. -- Aussi l'est-il.
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||
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MOI. -- L'histoire des grands personnages m'a toujours intéressé.
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LUI. -- Je le crois bien. Celui-ci vivait chez un bon et honnête
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de ces descendants d'Abraham, promis au père des Croyants, en
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nombre égal à celui des étoiles.
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MOI. -- Chez un Juif?
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LUI. -- Chez un Juif. Il en avait surpris d'abord la
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||
commisération, ensuite la bienveillance, enfin la confiance la
|
||
plus entière. Car voilà comme il en arrive toujours. Nous comptons
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||
tellement sur nos bienfaits, qu'il est rare que nous cachions
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||
notre secret, à celui que nous avons comblé de nos bontés. Le
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||
moyen qu'il n'y ait pas des ingrats; quand nous exposons l'homme,
|
||
à la tentation de l'être impunément. C'est une réflexion juste que
|
||
notre Juif ne fit pas. Il confia donc au renégat qu'il ne pouvait
|
||
en conscience manger du cochon. Vous allez voir tout le parti
|
||
qu'un esprit fécond sut tirer de cet aveu. Quelques mois se
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||
passèrent pendant lesquels notre renégat redoubla d'attachement.
|
||
Quand il crut son Juif bien touché, bien captivé, bien convaincu
|
||
par ses soins, qu'il n'avait pas un meilleur ami dans toutes les
|
||
tribus d'Israël... Admirez la circonspection de cet homme. Il ne
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||
se hâte pas. Il laisse mûrir la poire, avant que de secouer la
|
||
branche. Trop d'ardeur pouvait faire échouer son projet. C'est
|
||
qu'ordinairement la grandeur de caractère résulte de la balance
|
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naturelle de plusieurs qualités opposées.
|
||
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||
MOI. -- Eh laissez là vos réflexions, et continuez votre histoire.
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||
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||
LUI. -- Cela ne se peut. Il y a des jours où il faut que je
|
||
réfléchisse. C'est une maladie qu'il faut abandonner à son cours.
|
||
Où en étais-je?
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||
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||
MOI. -- A l'intimité bien établie, entre le Juif et le renégat.
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||
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||
LUI. -- Alors la poire était mûre... Mais vous ne m'écoutez pas. A
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||
quoi rêvez-vous?
|
||
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||
MOI. -- Je rêve à l'inégalité de votre ton; tantôt haut tantôt
|
||
bas.
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LUI. -- Est-ce que le ton de l'homme vicieux peut être un? -- Il
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||
arrive un soir chez son bon ami, l'air effaré, la voix
|
||
entrecoupée, le visage pâle comme la mort, tremblant de tous ses
|
||
membres.» Qu'avez-vous? -- Nous sommes perdus. -- Perdus, et
|
||
comment? -- Perdus, vous dis-je; perdus sans ressource. --
|
||
Expliquez-vous. -- Un moment, que je me remette de mon effroi. --
|
||
Allons, remettez-vous», lui dit le Juif; au lieu de lui dire, tu
|
||
es un fieffé fripon; je ne sais ce que tu as à m'apprendre, mais
|
||
tu es un fieffé fripon; tu joues la terreur.
|
||
|
||
MOI et pourquoi devait-il lui parler ainsi?
|
||
|
||
LUI. -- C'est qu'il était faux, et qu'il avait passé la mesure.
|
||
Cela est clair pour moi, et ne m'interrompez pas davantage. --
|
||
«Nous sommes perdus, perdus sans ressource.» Est-ce que vous ne
|
||
sentez pas l'affectation de ces perdus répétés.» Un traître nous a
|
||
déférés à la sainte Inquisition, vous comme Juif, moi comme
|
||
renégat, comme un infâme renégat.» Voyez comme le traître ne
|
||
rougit pas de se servir des expressions les plus odieuses. Il faut
|
||
plus de courage qu'on ne pense pour s'appeler de son nom. Vous ne
|
||
savez pas ce qu'il en coûte pour en venir là.
|
||
|
||
MOI. -- Non certes. Mais cet infâme renégat...
|
||
|
||
LUI. -- Est faux; mais c'est une fausseté bien adroite. Le Juif
|
||
s'effraye, il s'arrache la barbe, il se roule à terre. Il voit les
|
||
sbires à sa porte; il se voit affublé du san bénito; il voit son
|
||
autodafé préparé.» Mon ami, mon tendre ami, mon unique ami, quel
|
||
parti prendre...-- Quel parti? de se montrer, d'affecter la plus
|
||
grande sécurité, de se conduire comme à l'ordinaire. La procédure
|
||
de ce tribunal est secrète, mais lente. Il faut user de ses délais
|
||
pour tout vendre. J'irai louer ou je ferais louer un bâtiment par
|
||
un tiers; oui, par un tiers, ce sera le mieux. Nous y déposerons
|
||
votre fortune; car c'est à votre fortune principalement qu'ils en
|
||
veulent; et nous irons, vous et moi, chercher, sous un autre ciel,
|
||
la liberté de servir notre Dieu et de suivre en sûreté la loi
|
||
d'Abraham et de notre conscience. Le point important dans la
|
||
circonstance périlleuse où nous nous trouvons, est de ne point
|
||
faire d'imprudence.» Fait et dit. Le bâtiment est loué et pourvu
|
||
de vivres et de matelots. La fortune du Juif est à bord. Demain, à
|
||
la pointe du jour, ils mettent à la voile. Ils peuvent souper
|
||
gaiement et dormir en sûreté. Demain, ils échappent à leurs
|
||
persécuteurs. Pendant la nuit, le renégat se lève, dépouille le
|
||
Juif de son portefeuille, de sa bourse et de ses bijoux; se rend à
|
||
bord, et le voilà parti. Et vous croyez que c'est là tout? Bon,
|
||
vous n'y êtes pas. Lorsqu'on me raconta cette histoire; moi, je
|
||
devinai ce que je vous ai tu, pour essayer votre sagacité. Vous
|
||
avez bien fait d'être un honnête homme; vous n'auriez été qu'un
|
||
friponneau. Jusqu'ici le renégat n'est que cela. C'est un coquin
|
||
méprisable à qui personne ne voudrait ressembler. Le sublime de sa
|
||
méchanceté, c'est d'avoir été lui-même le délateur de son bon ami
|
||
l'israélite, dont la sainte Inquisition s'empara à son réveil, et
|
||
dont, quelques jours après, on fit un beau feu de joie. Et ce fut
|
||
ainsi que le renégat devint tranquille possesseur de la fortune de
|
||
ce descendant maudit de ceux qui ont crucifié Notre Seigneur.
|
||
|
||
MOI. -- Je ne sais lequel des deux me fait le plus d'horreur, ou
|
||
de la scélératesse de votre renégat, ou du ton dont vous en
|
||
parlez.
|
||
|
||
LUI. -- Et voilà ce que je vous disais. L'atrocité de l'action
|
||
vous porte au-delà du mépris; et c'est la raison de ma sincérité.
|
||
J'ai voulu que vous connussiez jusqu'où j'excellais dans mon art;
|
||
vous arracher l'aveu que j'étais au moins original dans mon
|
||
avilissement, me placer dans votre tête sur la ligne des grands
|
||
vauriens, et m'écrier ensuite, «Vivat Mascarillus, fourbum
|
||
imperator! Allons, gai, Monsieur le philosophe; chorus. Vivat
|
||
Mascarillus, fourbum imperator!»
|
||
|
||
Et là-dessus, il se mit à faire un chant en fugue, tout à fait
|
||
singulier. Tantôt la mélodie était grave et pleine de majesté;
|
||
tantôt légère et folâtre; dans un instant il imitait la basse;
|
||
dans un autre, une des parties du dessus; il m'indiquait de son
|
||
bras et de son col allongés, les endroits des tenues; et
|
||
s'exécutait, se composait à lui-même, un chant de triomphe, où
|
||
l'on voyait qu'il s'entendait mieux en bonne musique qu'en bonnes
|
||
moeurs.
|
||
|
||
Je ne savais, moi, si je devais rester ou fuir, rire ou
|
||
m'indigner. Je restai, dans le dessein de tourner la conversation
|
||
sur quelque sujet qui chassât de mon âme l'horreur dont elle était
|
||
remplie. Je commençais à supporter avec peine la présence d'un
|
||
homme qui discutait une action horrible, un exécrable forfait,
|
||
comme un connaisseur en peinture ou en poésie, examine les beautés
|
||
d'un ouvrage de goût; ou comme un moraliste ou un historien relève
|
||
et fait éclater les circonstances d'une action héroïque. Je devins
|
||
sombre, malgré moi. Il s'en aperçut et me dit:
|
||
|
||
LUI. -- Qu'avez-vous? est-ce que vous vous trouvez mal?
|
||
|
||
MOI. -- Un peu; mais cela passera.
|
||
|
||
LUI. -- Vous avez l'air soucieux d'un homme tracassé de quelque
|
||
idée fâcheuse.
|
||
|
||
MOI. -- C'est cela.
|
||
|
||
Après un moment de silence de sa part et de la mienne, pendant
|
||
lequel il se promenait en sifflant et en chantant; pour le ramener
|
||
à son talent, je lui dis: Que faites-vous à présent?
|
||
|
||
LUI. -- Rien.
|
||
|
||
MOI. -- Cela est très fatigant.
|
||
|
||
LUI. -- J'étais déjà suffisamment bête. J'ai été entendre cette
|
||
musique de Duni et de nos autres jeunes faiseurs; qui m'a achevé.
|
||
|
||
MOI. -- Vous approuvez donc ce genre.
|
||
|
||
LUI. -- Sans doute.
|
||
|
||
MOI. -- Et vous trouvez de la beauté dans ces nouveaux chants?
|
||
|
||
LUI. -- Si j'y en trouve; pardieu, je vous en réponds. Comme cela
|
||
est déclamé! quelle vérité! quelle expression.
|
||
|
||
MOI. -- Tout art d'imitation a son modèle dans la nature. Quel est
|
||
le modèle du musicien, quand il fait un chant?
|
||
|
||
LUI. -- Pourquoi ne pas prendre la chose de plus haut? Qu'est-ce
|
||
qu'un chant?
|
||
|
||
MOI. -- Je vous avouerai que cette question est au-dessus de mes
|
||
forces. Voilà comme nous sommes tous. Nous n'avons dans la mémoire
|
||
que des mots que nous croyons entendre, par l'usage fréquent et
|
||
l'application même juste que nous en faisons; dans l'esprit, que
|
||
des notions vagues. Quand je prononce le mot chant, je n'ai pas
|
||
des notions plus nettes que vous, et la plupart de vos semblables,
|
||
quand ils disent, réputation, blâme, honneur, vice, vertu, pudeur,
|
||
décence, honte, ridicule.
|
||
|
||
LUI -- Le chant est une imitation, par les sons d'une échelle
|
||
inventée par l'art ou inspirée par la nature, comme il vous
|
||
plaira, ou par la voix ou par l'instrument, des bruits physiques
|
||
ou des accents de la passion; et vous voyez qu'en changeant là-
|
||
dedans, les choses à changer, la définition conviendrait
|
||
exactement à la peinture, à l'éloquence, à la sculpture, et à la
|
||
poésie. Maintenant, pour en venir à votre question. Quel est le
|
||
modèle du musicien ou du chant? c'est la déclamation, si le modèle
|
||
est vivant et pensant; c'est le bruit, si le modèle est inanimé.
|
||
Il faut considérer la déclamation comme une ligne, et le chant
|
||
comme une autre ligne qui serpenterait sur la première. Plus cette
|
||
déclamation, type du chant, sera forte et vraie; plus le chant qui
|
||
s'y conforme la coupera en un plus grand nombre de points; plus le
|
||
chant sera vrai; et plus il sera beau. Et c'est ce qu'ont très
|
||
bien senti nos jeunes musiciens. Quand on entend, Je suis un
|
||
pauvre diable, on croit reconnaître la plainte d'un avare; s'il ne
|
||
chantait pas, c'est sur les mêmes tons qu'il parlerait à la terre,
|
||
quand il lui confie son or et qu'il lui dit, O terre, reçois mon
|
||
trésor. Et cette petite fille qui sent palpiter son coeur, qui
|
||
rougit, qui se trouble et qui supplie monseigneur de la laisser
|
||
partir, s'exprimerait-elle autrement. Il y a dans ces ouvrages,
|
||
toutes sortes de caractères; une variété infinie de déclamations.
|
||
Cela est sublime; c'est moi qui vous le dis. Allez, allez entendre
|
||
le morceau où le jeune homme qui se sent mourir, s'écrie: Mon
|
||
coeur s'en va. -- Écoutez le chant; écoutez la symphonie, et vous
|
||
me direz après quelle différence il y a, entre les vraies voies
|
||
d'un moribond et le tour de ce chant. Vous verrez si la ligne de
|
||
la mélodie ne coïncide pas tout entière avec la ligne de la
|
||
déclamation. Je ne vous parle pas de la mesure qui est encore une
|
||
des conditions du chant; je m'en tiens à l'expression, et il n'y a
|
||
rien de plus évident que le passage suivant que j'ai lu quelque
|
||
part, musices seminarium accentus. L'accent est la pépinière de la
|
||
mélodie. Jugez de là de quelle difficulté et de quelle importance
|
||
il est de savoir bien faire le récitatif. Il n'y a point de bel
|
||
air, dont on ne puisse faire un beau récitatif, et point de beau
|
||
récitatif, dont un habile homme ne puisse tirer un bel air. Je ne
|
||
voudrais pas assurer que celui qui récite bien, chantera bien,
|
||
mais je serais surpris que celui qui chante bien, ne sût pas bien
|
||
réciter. Et croyez tout ce que je vous dis là; car c'est le vrai.
|
||
|
||
MOI. -- Je ne demanderais pas mieux que de vous en croire, si je
|
||
n'étais arrêté par un petit inconvénient.
|
||
|
||
LUI. -- Et cet inconvénient?
|
||
|
||
MOI. -- C'est que, si cette musique est sublime, il faut que celle
|
||
du divin Lulli, de Campra, de Destouches, de Mouret, et même soit
|
||
dit entre nous, celle du cher oncle soit un peu plate.
|
||
|
||
LUI, s'approchant de mon oreille, me répondit: -- Je ne voudrais
|
||
pas être entendu; car il y a ici beaucoup de gens qui me
|
||
connaissent; c'est qu'elle l'est aussi. Ce n'est pas que je me
|
||
soucie du cher oncle, puisque cher il y a. C'est une pierre. Il me
|
||
verrait tirer la langue d'un pied, qu'il ne me donnerait pas un
|
||
verre d'eau; mais il a beau faire à l'octave, à la septième, hon,
|
||
hon; hin, hin; tu, tu, tu; turelututu, avec un charivari du
|
||
diable; ceux qui commencent à s'y connaître, et qui ne prennent
|
||
plus du tintamarre pour de la musique, ne s'accommoderont jamais
|
||
de cela. On devait défendre par une ordonnance de police, à
|
||
quelque personne, de quelque qualité ou condition qu'elle fût, de
|
||
faire chanter le Stabat du Pergolèse. Ce Stabat, il fallait le
|
||
faire brûler par la main du bourreau. Ma foi, ces maudits
|
||
bouffons, avec leur Servante Maîtresse, leur Tracollo, nous en ont
|
||
donné rudement dans le cul. Autrefois, un Trancrède, un Issé, une
|
||
Europe galante, les Indes, et Castor, les Talents lyriques,
|
||
allaient à quatre, cinq, six mois. On ne voyait point la fin des
|
||
représentations d'une Armide. A présent tout cela vous tombe les
|
||
uns sur les autres, comme des capucins de cartes. Aussi Rebel et
|
||
Francoeur jettent-ils feu et flamme. Ils disent que tout est
|
||
perdu, qu'ils sont ruinés; et que si l'on tolère plus longtemps
|
||
cette canaille chantante de la Foire, la musique nationale est au
|
||
diable; et que l'Académie royale du cul-de-sac n'a qu'à fermer
|
||
boutique. Il y a bien quelque chose de vrai, là-dedans. Les
|
||
vieilles perruques qui viennent là depuis trente à quarante ans
|
||
tous les vendredis, au lieu de s'amuser comme ils ont fait par le
|
||
passé, s'ennuient et bâillent, sans trop savoir pourquoi. Ils se
|
||
le demandent et ne sauraient se répondre. Que ne s'adressent-ils à
|
||
moi? La prédiction de Duni s'accomplira; et du train que cela
|
||
prend, je veux mourir si, dans quatre à cinq ans à dater du
|
||
peintre amoureux de son modèle, il y a un chat à fesser dans la
|
||
célèbre Impasse. Les bonnes gens, ils ont renoncé à leurs
|
||
symphonies, pour jouer des symphonies italiennes. Ils ont cru
|
||
qu'ils feraient leurs oreilles à celles-ci, sans conséquence pour
|
||
leur musique vocale, comme si la symphonie n'était pas au chant, à
|
||
un peu de libertinage près inspiré par l'étendue de l'instrument
|
||
et la mobilité des doigts? ce que le chant est à la déclamation
|
||
réelle. Comme si le violon n'était pas le singe du chanteur, qui
|
||
deviendra un jour, lorsque le difficile prendra la place du beau,
|
||
le singe du violon. Le premier qui joua Locatelli, fut l'apôtre de
|
||
la nouvelle musique. A d'autres, à d'autres. On nous accoutumera à
|
||
l'imitation des accents de la passion ou des phénomènes de la
|
||
nature, par le chant et la voix, par l'instrument, car voilà toute
|
||
l'étendue de l'objet de la musique, et nous conserverons notre
|
||
goût pour les vols, les lances, les gloires, les triomphes, les
|
||
victoires? Va-t'en voir s'ils viennent, Jean. Ils ont imaginé
|
||
qu'ils pleureraient ou riraient à des scènes de tragédie ou de
|
||
comédie, musiquées; qu'on porterait à leurs oreilles, les accents
|
||
de la fureur, de la haine, de la jalousie, les vraies plaintes de
|
||
l'amour, les ironies, les plaisanteries du théâtre italien ou
|
||
français; et qu'ils resteraient admirateurs de Ragonde et de
|
||
Platée. Je t'en réponds: tarare, pon pon; qu'ils éprouveraient
|
||
sans cesse, avec quelle facilité, quelle flexibilité, quelle
|
||
mollesse, l'harmonie, la prosodie, les ellipses, les inversions de
|
||
la langue italienne se prêtaient à l'art, au mouvement, à
|
||
l'expression, aux tours du chant, et à la valeur mesurée des sons,
|
||
et qu'ils continueraient d'ignorer combien la leur est raide,
|
||
sourde, lourde, pesante, pédantesque et monotone. Eh oui, oui. Ils
|
||
se sont persuadé qu'après avoir mêlé leurs larmes aux pleurs d'une
|
||
mère qui se désole sur la mort de son fils; après avoir frémi de
|
||
l'ordre d'un tyran qui ordonne un meurtre; ils ne s'ennuieraient
|
||
pas de leur féerie, de leur insipide mythologie, de leurs petits
|
||
madrigaux doucereux qui ne marquent pas moins le mauvais goût du
|
||
poète, que la misère de l'art qui s'en accommode. Les bonnes gens!
|
||
cela n'est pas et ne peut être. Le vrai, le bon, le beau ont leurs
|
||
droits. On les conteste, mais on finit par admirer. Ce qui n'est
|
||
pas marqué à ce coin, on l'admire un temps; mais on finit par
|
||
bâiller. Bâillez donc, messieurs; bâillez à votre aise. Ne vous
|
||
gênez pas. L'empire de la nature et de ma trinité, contre laquelle
|
||
les portes de l'enfer ne prévaudront jamais; le vrai qui est le
|
||
père, et qui engendre le bon qui est le fils; d'où procède le beau
|
||
qui est le Saint-Esprit, s'établit tout doucement. Le dieu
|
||
étranger se place humblement sur l'autel à côté de l'idole du
|
||
pays; peu à peu, il s'y affermit; un beau jour, il pousse du coude
|
||
son camarade; et patatras, voilà l'idole en bas. C'est comme cela
|
||
qu'on dit que les Jésuites ont planté le christianisme à la Chine
|
||
et aux Indes. Et ces Jansénistes ont beau dire, cette méthode
|
||
politique qui marche à son but, sans bruit, sans effusion de sang,
|
||
sans martyr, sans un toupet de cheveux arraché, me semble la
|
||
meilleure.
|
||
|
||
MOI. -- Il y a de la raison, à peu près, dans tout ce que vous
|
||
venez de dire.
|
||
|
||
LUI. -- De la raison! tant mieux. le veux que le diable m'emporte,
|
||
si j'y tâche. Cela va, comme je te pousse. le suis comme les
|
||
musiciens de l'Impasse, quand mon oncle parut; si j'adresse à la
|
||
bonne heure, c'est qu'un garçon charbonnier parlera toujours mieux
|
||
de son métier que toute une académie, et que tous les Duhamel du
|
||
monde.
|
||
|
||
Et puis le voilà qui se met à se promener, en murmurant dans son
|
||
gosier, quelques-uns des airs de l'Île des Fous, du Peintre
|
||
amoureux de son Modèle, du Maréchal-ferrant, de la Plaideuse, et
|
||
de temps en temps, il s'écriait, en levant les mains et les yeux
|
||
au ciel: Si cela est beau, mordieu! Si cela est beau! Comment
|
||
peut-on porter à sa tête une paire d'oreilles et faire une
|
||
pareille question. Il commençait à entrer en passion, et à chanter
|
||
tout bas. Il élevait le ton, à mesure qu'il se passionnait
|
||
davantage; vinrent ensuite, les gestes, les grimaces du visage et
|
||
les contorsions du corps; et je dis, bon; voilà la tête qui se
|
||
perd, et quelque scène nouvelle qui se prépare; en effet, il part
|
||
d'un éclat de voix, «Je suis un pauvre misérable... Monseigneur,
|
||
Monseigneur, laissez-moi partir... O terre, reçois mon or;
|
||
conserve bien mon trésor... Mon âme, mon âme, ma vie, O terre!...
|
||
Le voilà le petit ami, le voilà le petit ami! Aspettare e non
|
||
venire... A Zerbina penserete... Sempre in contrasti con te si
|
||
sta...» Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens,
|
||
français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères.
|
||
Tantôt avec une voix de basse-taille, il descendait jusqu'aux
|
||
enfers; tantôt s'égosillant et contrefaisant le fausset, il
|
||
déchirait le haut des airs, imitant de la démarche, du maintien,
|
||
du geste, les différents personnages chantants; successivement
|
||
furieux, radouci, impérieux, ricaneur. Ici, c'est une jeune fille
|
||
qui pleure, et il en rend toute la minauderie; là il est prêtre,
|
||
il est roi, il est tyran, il menace, il commande, il s'emporte, il
|
||
est esclave, il obéit. Il s'apaise, il se désole, il se plaint, il
|
||
rit jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du
|
||
caractère de l'air. Tous les pousse-bois avaient quitté leurs
|
||
échiquiers et s'étaient rassemblés autour de lui. Les fenêtres du
|
||
café étaient occupées, en dehors, par les passants qui s'étaient
|
||
arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le
|
||
plafond. Lui n'apercevait rien; il continuait, saisi d'une
|
||
aliénation d'esprit, d'un enthousiasme si voisin de la folie qu'il
|
||
est incertain qu'il en revienne; s'il ne faudra pas le jeter dans
|
||
un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons. En chantant un
|
||
lambeau des Lamentations de Jomelli, il répétait avec une
|
||
précision, une vérité et une chaleur incroyable les plus beaux
|
||
endroits de chaque morceau; ce beau récitatif obligé où le
|
||
prophète peint la désolation de Jérusalem, il l'arrosa d'un
|
||
torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux. Tout y
|
||
était, et la délicatesse du chant, et la force de l'expression, et
|
||
la douleur. Il insistait sur les endroits où le musicien s'était
|
||
particulièrement montré un grand maître. S'il quittait la partie
|
||
du chant, c'était pour prendre celle des instruments qu'il
|
||
laissait subitement pour revenir à la voix, entrelaçant l'une à
|
||
l'autre de manière à conserver les liaisons et l'unité du tout;
|
||
s'emparant de nos âmes et les tenant suspendues dans la situation
|
||
la plus singulière que j'aie jamais éprouvée... Admirais-je? Oui,
|
||
j'admirais! Étais-je touché de pitié? J'étais touché de pitié;
|
||
mais une teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments et
|
||
les dénaturait.
|
||
|
||
Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont
|
||
il contrefaisait les différents instruments. Avec des joues
|
||
renflées et bouffies, et un son rauque et sombre, il rendait les
|
||
cors et les bassons; il prenait un son éclatant et nasillard pour
|
||
les hautbois; précipitant sa voix avec une rapidité incroyable
|
||
pour les instruments à corde dont il cherchait les sons les plus
|
||
approchés; il sifflait les petites flûtes, il recoulait les
|
||
traversières, criant, chantant, se démenant comme un forcené;
|
||
faisant lui seul, les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les
|
||
chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se
|
||
divisant en vingt rôles divers, courant, s'arrêtant, avec l'air
|
||
d'un énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche. Il
|
||
faisait une chaleur à périr; et la sueur qui suivait les plis de
|
||
son front et la longueur de ses joues, se mêlait à la poudre de
|
||
ses cheveux, ruisselait, et sillonnait le haut de son habit. Que
|
||
ne lui vis-je pas faire? Il pleurait, il riait, il soupirait il
|
||
regardait, ou attendri, ou tranquille, ou furieux; c'était une
|
||
femme qui se pâme de douleur; c'était un malheureux livré à tout
|
||
son désespoir; un temple qui s'élève; des oiseaux qui se taisent
|
||
au soleil couchant; des eaux ou qui murmurent dans un lieu
|
||
solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du haut des
|
||
montagnes; un orage; une tempête, la plainte de ceux qui vont
|
||
périr, mêlée au sifflement des vents, au fracas du tonnerre;
|
||
c'était la nuit, avec ses ténèbres; c'était l'ombre et le silence,
|
||
car le silence même se peint par des sons. Sa tête était tout à
|
||
fait perdue. Épuisée de fatigue, tel qu'un homme qui sort d'un
|
||
profond sommeil ou d'une longue distraction; il resta immobile,
|
||
stupide, étonné. Il tournait ses regards autour de lui, comme un
|
||
homme égaré qui cherche à reconnaître le lieu où il se trouve. Il
|
||
attendait le retour de ses forces et de ses esprits; il essuyait
|
||
machinalement son visage. Semblable à celui qui verrait à son
|
||
réveil, son lit environné d'un grand nombre de personnes; dans un
|
||
entier oubli ou dans une profonde ignorance de ce qu'il a fait, il
|
||
s'écria dans le premier moment: Eh bien, Messieurs, qu'est-ce
|
||
qu'il y a? D'où viennent vos ris et votre surprise? Qu'est-ce
|
||
qu'il y a? Ensuite il ajouta, voilà ce qu'on doit appeler de la
|
||
musique et un musicien. Cependant, Messieurs, il ne faut pas
|
||
mépriser certains morceaux de Lulli. Qu'on fasse mieux la scène
|
||
«Ah! j'attendrai» sans changer les paroles; j'en défie. Il ne faut
|
||
pas mépriser quelques endroits de Campra les airs de violon de mon
|
||
oncle, ses gavottes; ses entrées de soldats, de prêtres, de
|
||
sacrificateurs...» Pâles flambeaux, nuit plus affreuse que les
|
||
ténèbres... Dieux du Tartare, Dieu de l'oubli.» Là, il enflait sa
|
||
voix; il soutenait ses sons; les voisins se mettaient aux
|
||
fenêtres, nous mettions nos doigts dans nos oreilles. Il ajoutait,
|
||
c'est ici qu'il faut des poumons; un grand organe; un volume
|
||
d'air. Mais avant peu, serviteur à l'Assomption; le Carême et les
|
||
Rois sont passés. Ils ne savent pas encore ce qu'il faut mettre en
|
||
musique, ni par conséquent ce qui convient au musicien. La poésie
|
||
lyrique est encore à naître. Mais ils y viendront; à force
|
||
d'entendre le Pergolèse, le Saxon, Terradoglias, Traetta, et les
|
||
autres, à force de lire le Métastase, il faudra bien qu'ils y
|
||
viennent.
|
||
|
||
MOI. -- Quoi donc, est-ce que Quinault, La Motte, Fontenelle n'y
|
||
ont rien entendu.
|
||
|
||
LUI. -- Non pour le nouveau style. Il n'y a pas six vers de suite
|
||
dans tous leurs charmants poèmes qu'on puisse musiquer. Ce sont
|
||
des sentences ingénieuses; des madrigaux légers, tendres et
|
||
délicats; mais pour savoir combien cela est vide de ressource pour
|
||
notre art, le plus violent de tous, sans en excepter celui de
|
||
Démosthène faites-vous réciter ces morceaux, combien ils vous
|
||
paraîtront, froids, languissants, monotones. C'est qu'il n'y a
|
||
rien là qui puisse servir de modèle au chant. J'aimerais autant
|
||
avoir à musiquer les Maximes de La Rochefoucauld, ou les Pensées
|
||
de Pascal. C'est au cri animal de la passion, à dicter la ligne
|
||
qui nous convient. Il faut que ces expressions soient pressées les
|
||
unes sur les autres; il faut que la phrase soit courte; que le
|
||
sens en soit coupé, suspendu; que le musicien puisse disposer du
|
||
tout et de chacune de ses parties; en omettre un mot, ou le
|
||
répéter; y en ajouter un qui lui manque; la tourner et retourner,
|
||
comme un polype, sans la détruire; ce qui rend la poésie lyrique
|
||
française beaucoup plus difficile que dans les langues à
|
||
inversions qui présentent d'elles-mêmes tous ces avantages...
|
||
|
||
«Barbare cruel, plonge ton poignard dans mon sein. Me voilà prête
|
||
à recevoir le coup fatal. Frappe. Ose... Ah; je languis, je
|
||
meurs... Un feu secret s'allume dans mes sens... Cruel amour, que
|
||
veux-tu de moi... Laisse-moi la douce paix dont j'ai joui...
|
||
Rends-moi la raison...» Il faut que les passions soient fortes; la
|
||
tendresse du musicien et du poète lyrique doit être extrême. L'air
|
||
est presque toujours la péroraison de la scène. Il nous faut des
|
||
exclamations, des interjections, des suspensions, des
|
||
interruptions, des affirmations, des négations; nous appelons,
|
||
nous invoquons, nous crions, nous gémissons, nous pleurons, nous
|
||
rions franchement. Point d'esprit, point d'épigrammes; point de
|
||
ces jolies pensées. Cela est trop loin de la simple nature. Or
|
||
n'allez pas croire que le jeu des acteurs de théâtre et leur
|
||
déclamation puissent nous servir de modèles. Fi donc. Il nous le
|
||
faut plus énergique, moins maniéré, plus vrai. Les discours
|
||
simples, les voix communes de la passion, nous sont d'autant plus
|
||
nécessaires que la langue sera plus monotone, aura moins d'accent.
|
||
Le cri animal ou de l'homme passionné leur en donne.
|
||
|
||
Tandis qu'il me parlait ainsi, la foule qui nous environnait, ou
|
||
n'entendait rien ou prenant peu d'intérêt à ce qu'il disait, parce
|
||
qu'en général l'enfant comme l'homme, et l'homme comme l'enfant,
|
||
aime mieux s'amuser que s'instruire, s'était retirée; chacun était
|
||
à son jeu; et nous étions restés seuls dans notre coin. Assis sur
|
||
une banquette, la tête appuyée contre le mur, les bras pendants,
|
||
les yeux à demi-fermés, il me dit: Je ne sais ce que j'ai, quand
|
||
je suis venu ici, j'étais frais et dispos; et me voilà roué,
|
||
brisé, comme si j'avais fait dix lieues. Cela m'a pris subitement.
|
||
|
||
MOI. -- Voulez-vous vous rafraîchir?
|
||
|
||
LUI. -- Volontiers. Je me sens enroué. Les forces me manquent; et
|
||
Je souffre un peu de la poitrine. Cela m'arrive presque tous les
|
||
jours, comme cela; sans que je sache pourquoi.
|
||
|
||
MOI. -- Que voulez-vous?
|
||
|
||
LUI. -- Ce qui vous plaira. Je ne suis pas difficile. L'indigence
|
||
m'a appris à m'accommoder de tout.
|
||
|
||
On nous sert de la bière, de la limonade. Il en remplit un grand
|
||
verre qu'il vide deux ou trois fois de suite. Puis comme un homme
|
||
ranimé; il tousse fortement, il se démène, il reprend:
|
||
|
||
Mais à votre avis, Seigneur philosophe, n'est-ce pas une
|
||
bizarrerie bien étrange, qu'un étranger, un Italien, un Duni
|
||
vienne nous apprendre à donner de l'accent à notre musique, à
|
||
assujettir notre chant à tous les mouvements à toutes les mesures,
|
||
à tous les intervalles, à toutes les déclamations, sans blesser la
|
||
prosodie. Ce n'était pourtant pas la mer à boire. Quiconque avait
|
||
écouté un gueux lui demander l'aumône dans la rue, un homme dans
|
||
le transport de la colère, une femme jalouse et furieuse, un amant
|
||
désespéré, un flatteur, oui un flatteur radoucissant son ton,
|
||
traînant ses syllabes, d'une voix mielleuse, en un mot une
|
||
passion, n'importe laquelle, pourvu que par son énergie, elle
|
||
méritât de servir de modèle au musicien, aurait dû s'apercevoir de
|
||
deux choses: l'une que les syllabes, longues ou brèves, n'ont
|
||
aucune durée fixe, pas même de rapport déterminé entre leurs
|
||
durées; que la passion dispose de la prosodie, presque comme il
|
||
lui plaît; qu'elle exécute les plus grands intervalles, et que
|
||
celui qui s'écrie dans le fort de sa douleur: «Ah, malheureux que
|
||
Je suis», monte la syllabe d'exclamation au ton le plus élevé et
|
||
le plus aigu, et descend les autres aux tons les plus graves et
|
||
les plus bas, faisant l'octave ou même un plus grand intervalle,
|
||
et donnant à chaque son la quantité qui convient au tour de la
|
||
mélodie, sans que l'oreille soit offensée, sans que ni la syllabe
|
||
longue, ni la syllabe brève aient conservé la longueur ou la
|
||
brièveté du discours tranquille. Quel chemin nous avons fait
|
||
depuis le temps où nous citions la parenthèse d'Armide, Le
|
||
vainqueur de Renaud, si quelqu'un le peut être, l'Obéissons sans
|
||
balancer, des Indes galantes, comme des prodiges de déclamation
|
||
musicale! A présent, ces prodiges-là me font hausser les épaules
|
||
de pitié. Du train dont l'art s'avance, je ne sais où il aboutira.
|
||
En attendant, buvons un coup.
|
||
|
||
Il en boit deux, trois, sans savoir ce qu'il faisait. Il allait se
|
||
noyer, comme s'il s'était épuisé, sans s'en apercevoir, si je
|
||
n'avais déplacé la bouteille qu'il cherchait de distraction. Alors
|
||
je lui dis:
|
||
|
||
MOI. -- Comment se fait-il qu'avec un tact aussi fin, une si
|
||
grande sensibilité pour les beautés de l'art musical; vous soyez
|
||
aussi aveugle sur les belles choses en morale, aussi insensible
|
||
aux charmes de la vertu?
|
||
|
||
LUI. -- C'est apparemment qu'il y a pour les unes un sens que je
|
||
n'ai pas; une fibre qui ne m'a point été donnée, une fibre lâche
|
||
qu'on a beau pincer et qui ne vibre pas; ou peut-être c'est que
|
||
j'ai toujours vécu avec de bons musiciens et de méchantes gens;
|
||
d'où il est arrivé que mon oreille est devenue très fine, et que
|
||
mon coeur est devenu sourd. Et puis c'est qu'il y avait quelque
|
||
chose de race. Le sang de mon père et le sang de mon oncle est le
|
||
même sang. Mon sang est le même que celui de mon père. La molécule
|
||
paternelle était dure et obtuse; et cette maudite molécule
|
||
première s'est assimilé tout le reste.
|
||
|
||
MOI. -- Aimez-vous votre enfant?
|
||
|
||
LUI. -- Si je l'aime, le petit sauvage. J'en suis fou.
|
||
|
||
MOI. -- Est-ce que vous ne vous occuperez pas sérieusement
|
||
d'arrêter en lui l'effet de la maudite molécule paternelle.
|
||
|
||
LUI. -- J'y travaillerais, je crois, bien inutilement. S'il est
|
||
destiné à devenir un homme de bien, je n'y nuirai pas. Mais si la
|
||
molécule voulait qu'il fût un vaurien comme son père, les peines
|
||
que j'aurais prises pour en faire un homme honnête lui seraient
|
||
très nuisibles; l'éducation croisant sans cesse la pente de la
|
||
molécule, il serait tiré comme par deux forces contraires, et
|
||
marcherait tout de guingois, dans le chemin de la vie, comme j'en
|
||
vois une infinité, également gauches dans le bien et dans le mal;
|
||
c'est ce que nous appelons des espèces, de toutes les épithètes la
|
||
plus redoutable, parce qu'elle marque la médiocrité, et le dernier
|
||
degré du mépris. Un grand vaurien est un grand vaurien, mais n'est
|
||
point une espèce. Avant que la molécule paternelle n'eût repris le
|
||
dessus et ne l'eût amené à la parfaite abjection où j'en suis, il
|
||
lui faudrait un temps infini: il perdrait ses plus belles années.
|
||
Je n'y fais rien à présent. Je le laisse venir. Je l'examine. Il
|
||
est déjà gourmand, patelin, filou, paresseux, menteur. Je crains
|
||
bien qu'il ne chasse de race.
|
||
|
||
MOI. -- Et vous en ferez un musicien, afin qu'il ne manque rien à
|
||
la ressemblance?
|
||
|
||
LUI. -- Un musicien! un musicien! quelquefois je le regarde, en
|
||
grinçant les dents; et je dis, si tu devais jamais savoir une
|
||
note, je crois que je te tordrais le col.
|
||
|
||
MOI. -- Et pourquoi cela, s'il vous plaît?
|
||
|
||
LUI. -- Cela ne mène à rien.
|
||
|
||
MOI. -- Cela mène à tout.
|
||
|
||
LUI. -- Oui, quand on excelle; mais qui est-ce qui peut se
|
||
promettre de son enfant qu'il excellera? Il y a dix mille à parier
|
||
contre un qu'il ne serait qu'un misérable racleur de cordes, comme
|
||
moi. Savez-vous qu'il serait peut-être plus aisé de trouver un
|
||
enfant propre à gouverner un royaume, à faire un grand roi qu'un
|
||
grand violon.
|
||
|
||
MOI. -- Il me semble que les talents agréables, même médiocres,
|
||
chez un peuple sans moeurs, perdu de débauche et de luxe, avancent
|
||
rapidement un homme dans le chemin de la fortune. Moi qui vous
|
||
parle, j'ai entendu la conversation qui suit, entre une espèce de
|
||
protecteur et une espèce de protégé. Celui-ci avait été adressé au
|
||
premier, comme à un homme obligeant qui pourrait le servir. --
|
||
Monsieur, que savez-vous? -- Je sais passablement les
|
||
mathématiques. -- Hé bien, montrez les mathématiques; après vous
|
||
être crotté dix à douze ans sur le pavé de Paris, vous aurez droit
|
||
à quatre cents livres de rente. -- J'ai étudié les lois, et je
|
||
suis versé dans le droit. -- Si Puffendorf et Grotius revenaient
|
||
au monde, ils mourraient de faim, contre une borne. -- Je sais
|
||
très bien l'histoire et la géographie. -- S'il y avait des parents
|
||
qui eussent à coeur la bonne éducation de leurs enfants, votre
|
||
fortune serait faite; mais il n'y en a point. -- Je suis assez bon
|
||
musicien. -- Et que ne disiez-vous cela d'abord! Et pour vous
|
||
faire voir le parti qu'on peut tirer de ce dernier talent, j'ai
|
||
une fille. Venez tous les jours depuis sept heures et demie du
|
||
soir, jusqu'à neuf; vous lui donnerez leçon, et je vous donnerai
|
||
vingt-cinq louis par an. Vous déjeunerez, dînerez, goûterez,
|
||
souperez avec nous. Le reste de votre journée vous appartiendra.
|
||
Vous en disposerez à votre profit.
|
||
|
||
LUI. -- Et cet homme qu'est-il devenu.
|
||
|
||
MOI. -- S'il eût été sage, il eût fait fortune, la seule chose
|
||
qu'il paraît que vous ayez en vue.
|
||
|
||
LUI. -- Sans doute. De l'or, de l'or. L'or est tout; et le reste,
|
||
sans or, n'est rien. Aussi au lieu de lui farcir la tête de belles
|
||
maximes qu'il faudrait qu'il oubliât, sous peine de n'être qu'un
|
||
gueux; lorsque je possède un louis, ce qui ne m'arrive pas
|
||
souvent, je me plante devant lui. Je tire le louis de ma poche. Je
|
||
le lui montre avec admiration. J'élève les yeux au ciel. Je baise
|
||
le louis devant lui. Et pour lui faire entendre mieux encore
|
||
l'importance de la pièce sacrée, je lui bégaye de la voix; je lui
|
||
désigne du doigt tout ce qu'on en peut acquérir, un beau fourreau,
|
||
un beau toquet, un bon biscuit. Ensuite je mets le louis dans ma
|
||
poche. Je me promène avec fierté; je relève la basque de ma veste;
|
||
je frappe de la main sur mon gousset; et c'est ainsi que je lui
|
||
fais concevoir que c'est du louis qui est là, que naît l'assurance
|
||
qu'il me voit.
|
||
|
||
MOI. -- On ne peut rien de mieux. Mais s'il arrivait que,
|
||
profondément pénétré de la valeur du louis, un jour...
|
||
|
||
LUI. -- Je vous entends. Il faut fermer les yeux là-dessus. Il n'y
|
||
a point de principe de morale qui n'ait son inconvénient. Au pis
|
||
aller, c'est un mauvais quart d'heure, et tout est fini.
|
||
|
||
MOI. -- Même d'après des vues si courageuses et si sages, je
|
||
persiste à croire qu'il serait bon d'en faire un musicien. Je ne
|
||
connais pas de moyen d'approcher plus rapidement des grands, de
|
||
servir leurs vices, et de mettre à profit les siens.
|
||
|
||
LUI. -- Il est vrai; mais j'ai des projets d'un succès plus prompt
|
||
et plus sûr. Ah! si c'était aussi bien une fille!
|
||
|
||
Mais comme on ne fait pas ce qu'on veut, il faut prendre ce qui
|
||
vient; en tirer le meilleur parti; et pour cela, ne pas donner
|
||
bêtement, comme la plupart des pères qui ne feraient rien de pis,
|
||
quand ils auraient médité le malheur de leurs enfants, l'éducation
|
||
de Lacédémone, à un enfant destiné à vivre à Paris. Si elle est
|
||
mauvaise, c'est la faute des moeurs de ma nation, et non la
|
||
mienne. En répondra qui pourra. Je veux que mon fils soit heureux;
|
||
ou ce qui revient au même honoré, riche et puissant. Je connais un
|
||
peu les voies les plus faciles d'arriver à ce but; et je les lui
|
||
enseignerai de bonne heure. Si vous me blâmez, vous autres sages,
|
||
la multitude et le succès m'absoudront. Il aura de l'or; c'est moi
|
||
qui vous le dis. S'il en a beaucoup, rien ne lui manquera, pas
|
||
même votre estime et votre respect.
|
||
|
||
MOI. -- Vous pourriez vous tromper.
|
||
|
||
LUI. -- Ou il s'en passera, comme bien d'autres.
|
||
|
||
Il y avait dans tout cela beaucoup de ces choses qu'on pense,
|
||
d'après lesquelles on se conduit; mais qu'on ne dit pas. Voilà, en
|
||
vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la
|
||
plupart de nos entours. Il avouait les vices qu'il avait, que les
|
||
autres ont; mais il n'était pas hypocrite. Il n'était ni plus ni
|
||
moins abominable qu'eux; il était seulement plus franc, et plus
|
||
conséquent; et quelquefois profond dans sa dépravation. Je
|
||
tremblais de ce que son enfant deviendrait sous un pareil maître.
|
||
Il est certain que d'après des idées d'institution aussi
|
||
strictement calquées sur nos moeurs, il devait aller loin, à moins
|
||
qu'il ne fût prématurément arrêté en chemin.
|
||
|
||
LUI. -- Ho ne craignez rien, me dit-il. Le point important; le
|
||
point difficile auquel un bon père doit surtout s'attacher; ce
|
||
n'est pas de donner à son enfant des vices qui l'enrichissent, des
|
||
ridicules qui le rendent précieux aux grands; tout le monde le
|
||
fait, sinon de système comme moi, mais au moins d'exemple et de
|
||
leçon, mais de lui marquer la juste mesure, l'art d'esquiver à la
|
||
honte, au déshonneur et aux lois; ce sont des dissonances dans
|
||
l'harmonie sociale qu'il faut savoir placer, préparer et sauver.
|
||
Rien de si plat qu'une suite d'accords parfaits. Il faut quelque
|
||
chose qui pique, qui sépare le faisceau, et qui en éparpille les
|
||
rayons.
|
||
|
||
MOI. -- Fort bien. Par cette comparaison, vous me ramenez des
|
||
moeurs, à la musique dont je m'étais écarté malgré moi; et je vous
|
||
en remercie; car, à ne vous rien celer, je vous aime mieux
|
||
musicien que moraliste.
|
||
|
||
LUI. -- Je suis pourtant bien subalterne en musique, et bien
|
||
supérieur en morale.
|
||
|
||
MOI. -- J'en doute; mais quand cela serait, je suis un bon homme,
|
||
et vos principes ne sont pas les miens.
|
||
|
||
LUI. -- Tant pis pour vous. Ah si j'avais vos talents.
|
||
|
||
MOI. -- Laissons mes talents; et revenons aux vôtres.
|
||
|
||
LUI. -- Si je savais m'énoncer comme vous. Mais j'ai un diable de
|
||
ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié
|
||
de la Halle.
|
||
|
||
MOI. -- Je parle mal. Je ne sais que dire la vérité; et cela ne
|
||
prend pas toujours, comme vous savez.
|
||
|
||
LUI. -- Mais ce n'est pas pour dire la vérité; au contraire, c'est
|
||
pour bien dire le mensonge que j'ambitionne votre talent. Si je
|
||
savais écrire; fagoter un livre, tourner une épître dédicatoire,
|
||
bien enivrer un sot de son mérite; m'insinuer auprès des femmes.
|
||
|
||
MOI. -- Et tout cela, vous le savez mille fois mieux que moi. Je
|
||
ne serais pas même digne d'être votre écolier.
|
||
|
||
LUI. -- Combien de grandes qualités perdues, et dont vous ignorez
|
||
le prix!
|
||
|
||
MOI. -- Je recueille tout celui que j'y mets.
|
||
|
||
LUI. -- Si cela était, vous n'auriez pas cet habit grossier, cette
|
||
veste d'étamine, ces bas de laine, ces souliers épais, et cette
|
||
antique perruque.
|
||
|
||
MOI. -- D'accord. Il faut être bien maladroit, quand on n'est pas
|
||
riche, et que l'on se permet tout pour le devenir. Mais c'est
|
||
qu'il y a des gens comme moi qui ne regardent pas la richesse,
|
||
comme la chose du monde la plus précieuse; gens bizarres.
|
||
|
||
LUI. -- Très bizarres. On ne naît pas avec cette tournure-là. On
|
||
se la donne; car elle n'est pas dans la nature.
|
||
|
||
MOI. -- De l'homme?
|
||
|
||
LUI. -- De l'homme. Tout ce qui vit, sans l'en excepter, cherche
|
||
son bien-être aux dépens de qui il appartiendra; et je suis sûr
|
||
que, si je laissais venir le petit sauvage, sans lui parler de
|
||
rien: il voudrait être richement vêtu, splendidement nourri, chéri
|
||
des hommes, aimé des femmes, et rassembler sur lui tous les
|
||
bonheurs de la vie.
|
||
|
||
MOI. -- Si le petit sauvage était abandonné à lui-même; qu'il
|
||
conservât toute son imbécillité et qu'il réunit au peu de raison
|
||
de l'enfant au berceau, la violence des passions de l'homme de
|
||
trente ans, il tordrait le col à son père, et coucherait avec sa
|
||
mère.
|
||
|
||
LUI. -- Cela prouve la nécessité d'une bonne éducation; et qui
|
||
est-ce qui la conteste? et qu'est-ce qu'une bonne éducation, sinon
|
||
celle qui conduit à toutes sortes de jouissances, sans péril, et
|
||
sans inconvénient.
|
||
|
||
MOI. -- Peu s'en faut que je ne sois de votre avis; mais gardons-
|
||
nous de nous expliquer.
|
||
|
||
LUI. -- Pourquoi?
|
||
|
||
MOI. -- C'est que je crains que nous ne soyons d'accord qu'en
|
||
apparence; et que, si nous entrons une fois, dans la discussion
|
||
des périls et des inconvénients à éviter, nous ne nous entendions
|
||
plus.
|
||
|
||
LUI. -- Et qu'est-ce que cela fait?
|
||
|
||
MOI. -- Laissons cela, vous dis-je. Ce que je sais là-dessus, je
|
||
ne vous l'apprendrais pas; et vous m'instruirez plus aisément de
|
||
ce que j'ignore et que vous savez en musique. Cher Rameau, parlons
|
||
musique, et dites-moi comment il est arrivé qu'avec la facilité de
|
||
sentir, de retenir et de rendre les plus beaux endroits des grands
|
||
maîtres; avec l'enthousiasme qu'ils vous inspirent et que vous
|
||
transmettez aux autres, vous n'avez rien fait qui vaille.
|
||
|
||
Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de la tête, et levant
|
||
le doigt au ciel, il ajouta, et l'astre! l'astre! Quand la nature
|
||
fit Leo, Vinci, Pergolèse, Duni, elle sourit. Elle prit un air
|
||
imposant et grave, en formant le cher oncle Rameau qu'on aura
|
||
appelé pendant une dizaine d'années le grand Rameau et dont
|
||
bientôt on ne parlera plus. Quand elle fagota son neveu, elle fit
|
||
la grimace et puis la grimace, et puis la grimace encore; et en
|
||
disant ces mots, il faisait toutes sortes de grimaces du visage;
|
||
c'était le mépris, le dédain, l'ironie; et il semblait pétrir
|
||
entre ses doigts un morceau de pâte, et sourire aux formes
|
||
ridicules qu'il lui donnait. Cela fait, il jeta la pagode
|
||
hétéroclite loin de lui, et il dit: C'est ainsi qu'elle me fit et
|
||
qu'elle me jeta, à côté d'autres pagodes, les unes à gros ventres
|
||
ratatinés, à cols courts, à gros yeux hors de la tête,
|
||
apoplectiques; d'autres à cols obliques; il y en avait de sèches,
|
||
à l'oeil vif, au nez crochu: toutes se mirent à crever de rire, en
|
||
me voyant; et moi, de mettre mes deux poings sur mes côtes et à
|
||
crever de rire, en les voyant; car les sots et les fous s'amusent
|
||
les uns des autres; ils se cherchent, ils s'attirent. Si, en
|
||
arrivant là, je n'avais pas trouvé tout fait le proverbe qui dit
|
||
que l'argent des sots est le patrimoine des gens d'esprit, on me
|
||
le devrait. Je sentis que nature avait mis ma légitime dans la
|
||
bourse des pagodes: et j'inventai mille moyens de m'en ressaisir.
|
||
|
||
MOI. -- Je sais ces moyens; vous m'en avez parlé, et je les ai
|
||
fort admirés. Mais entre tant de ressource, pourquoi n'avoir pas
|
||
tenté celle d'un bel ouvrage?
|
||
|
||
LUI. -- Ce propos est celui d'un homme du monde à l'abbé Le
|
||
Blanc... L'abbé disait: «La marquise de Pompadour me prend sur la
|
||
main; me porte jusque sur le seuil de l'Académie; là elle retire
|
||
sa main. le tombe, et je me casse les deux jambes.» L'homme du
|
||
monde lui répondait: «Eh bien, l'abbé, il faut se relever, et
|
||
enfoncer la porte d'un coup de tête.» L'abbé lui répliquait:
|
||
«C'est ce que j'ai tenté; et savez-vous ce qui m'en est revenu,
|
||
une bosse au front.»
|
||
|
||
Après cette historiette, mon homme se mit à marcher la tête
|
||
baissée, l'air pensif et abattu; il soupirait, pleurait, se
|
||
désolait, levait les mains et les yeux, se frappait la tête du
|
||
poing, à se briser le front ou les doigts, et il ajoutait: Il me
|
||
semble qu'il y a pourtant là quelque chose; mais j'ai beau
|
||
frapper, secouer, il ne sort rien. Puis il recommençait à secouer
|
||
sa tête et à se frapper le front de plus belle, et il disait, ou
|
||
il n'y a personne, ou l'on ne veut pas répondre.
|
||
|
||
Un instant après, il prenait un air fier, il relevait sa tête, il
|
||
s'appliquait la main droite sur le coeur; il marchait et disait:
|
||
le sens, oui, je sens. Il contrefaisait l'homme qui s'irrite, qui
|
||
s'indigne, qui s'attendrit, qui commande, qui supplie, et
|
||
prononçait, sans préparation des discours de colère, de
|
||
commisération, de haine, d'amour; il esquissait les caractères des
|
||
passions avec une finesse et une vérité surprenantes. Puis il
|
||
ajoutait: C'est cela, je crois. Voilà que cela vient; voilà ce que
|
||
c'est que de trouver un accoucheur qui sait irriter, précipiter
|
||
les douleurs et faire sortir l'enfant; seul, je prends la plume;
|
||
je veux écrire. le me ronge les ongles; je m'use le front.
|
||
Serviteur. Bonsoir. Le dieu est absent; je m'étais persuadé que
|
||
j'avais du génie; au bout de ma ligne, je lis que je suis un sot,
|
||
un sot, un sot. Mais le moyen de sentir, de s'élever, de penser,
|
||
de peindre fortement, en fréquentant avec des gens, tels que ceux
|
||
qu'il faut voir pour vivre; au milieu des propos qu'on tient, et
|
||
de ceux qu'on entend; et de ce commérage: «Aujourd'hui, le
|
||
boulevard était charmant. Avez-vous entendu la petite Marmotte?
|
||
Elle joue à ravir. Monsieur un tel avait le plus bel attelage gris
|
||
pommelé qu'il soit possible d'imaginer. La belle madame celle-ci
|
||
commence à passer. Est-ce qu'à l'âge de quarante-cinq ans, on
|
||
porte une coiffure comme celle-là. La jeune une telle est couverte
|
||
de diamants qui ne lui coûtent guère. -- Vous voulez dire qui lui
|
||
coûtent cher? -- Mais non. -- Où l'avez-vous vue? -- A L'Enfant
|
||
d'Arlequin perdu et retrouvé. La scène du désespoir a été jouée
|
||
comme elle ne l'avait pas encore été. Le Polichinelle de la Foire
|
||
a du gosier, mais point de finesse, point d'âme. Madame une telle
|
||
est accouchée de deux enfants à la fois. Chaque père aura le
|
||
sien.» Et vous croyez que cela dit, redit et entendu tous les
|
||
jours, échauffe et conduit aux grandes choses?
|
||
|
||
MOI. -- Non. Il vaudrait mieux se renfermer dans son grenier,
|
||
boire de l'eau, manger du pain sec, et se chercher soi-même.
|
||
|
||
LUI. -- Peut-être; mais je n'en ai pas le courage; et puis
|
||
sacrifier son bonheur à un succès incertain. Et le nom que je
|
||
porte donc? Rameau! s'appeler Rameau, cela est gênant. Il n'en est
|
||
pas des talents comme de la noblesse qui se transmet et dont
|
||
l'illustration s'accroît en passant du grand-père au père, du père
|
||
au fils, du fils à son petit-fils, sans que l'aïeul impose quelque
|
||
mérite à son descendant. La vieille souche se ramifie en une
|
||
énorme tige de sots; mais qu'importe? Il n'en est pas ainsi du
|
||
talent. Pour n'obtenir que la renommée de son père, il faut être
|
||
plus habile que lui. Il faut avoir hérité de sa fibre. La fibre
|
||
m'a manqué; mais le poignet s'est dégourdi; l'archet marche, et le
|
||
pot bout. Si ce n'est pas de la gloire; c'est du bouillon.
|
||
|
||
MOI. -- A votre place, je ne me le tiendrais pas pour dit;
|
||
j'essaierais.
|
||
|
||
LUI. -- Et vous croyez que je n'ai pas essayé. Je n'avais pas
|
||
quinze ans, lorsque je me dis, pour la première fois: Qu'as-tu
|
||
Rameau? tu rêves. Et à quoi rêves-tu? que tu voudrais bien avoir
|
||
fait ou faire quelque chose qui excitât l'admiration de l'univers.
|
||
Hé, oui; il n'y a qu'à souffler et remuer les doigts. Il n'y a
|
||
qu'à ourler le bec, et ce sera une cane. Dans un âge plus avancé,
|
||
j'ai répété le propos de mon enfance. Aujourd'hui je le répète
|
||
encore, et je reste autour de la statue de Memnon.
|
||
|
||
MOI. -- Que voulez-vous dire avec votre statue de Memnon?
|
||
|
||
LUI. -- Cela s'entend, ce me semble. Autour de la statue de
|
||
Memnon, il y en avait une infinité d'autres également frappées des
|
||
rayons du soleil; mais la sienne était la seule qui résonnât. Un
|
||
poète, c'est de Voltaire; et puis qui encore? de Voltaire; et le
|
||
troisième, de Voltaire; et le quatrième, de Voltaire. Un musicien,
|
||
c'est Rinaldo da Capoua, c'est Hasse; c'est Pergolèse; c'est
|
||
Alberti; c'est Tartini; c'est Locatelli; c'est Terradoglias; c'est
|
||
mon oncle; c'est ce petit Duni qui n'a ni mine, ni figure; mais
|
||
qui sent, mordieu, qui a du chant et de l'expression. Le reste,
|
||
autour de ce petit nombre de Memnon, autant de paires d'oreilles
|
||
fichées au bout d'un bâton. Aussi sommes-nous gueux, si gueux que
|
||
c'est une bénédiction. Ah, Monsieur le philosophe, la misère est
|
||
une terrible chose. Je la vois accroupie, la bouche béante, pour
|
||
recevoir quelques gouttes de l'eau glacée qui s'échappe du tonneau
|
||
des Danaïdes. Je ne sais si elle aiguise l'esprit du philosophe;
|
||
mais elle refroidit diablement la tête du poète. On ne chante pas
|
||
bien sous ce tonneau. Trop heureux encore, celui qui peut s'y
|
||
placer.
|
||
|
||
J'y étais; et je n'ai pas su m'y tenir. J'avais déjà fait cette
|
||
sottise une fois. J'ai voyagé en Bohème, en Allemagne, en Suisse,
|
||
en Hollande, en Flandre; au diable, au vert.
|
||
|
||
MOI. -- Sous le tonneau percé.‘
|
||
|
||
LUI. -- Sous le tonneau percé; c'était un Juif opulent et
|
||
dissipateur qui aimait la musique et mes folies. Je musiquais,
|
||
comme il plaît à Dieu; je faisais le fou; je ne manquais de rien.
|
||
Mon Juif était un homme qui savait sa loi et qui l'observait raide
|
||
comme une barre, quelquefois avec l'ami, toujours avec l'étranger.
|
||
Il se fit une mauvaise affaire qu'il faut que je vous raconte, car
|
||
elle est plaisante. Il y avait à Utrecht une courtisane charmante.
|
||
Il fut tenté de la chrétienne; il lui dépêcha un grison avec une
|
||
lettre de change assez forte. La bizarre créature rejeta son
|
||
offre. Le Juif en fut désespéré. Le grison lui dit: «Pourquoi vous
|
||
affliger ainsi? vous voulez coucher avec une jolie femme; rien
|
||
n'est plus aisé, et même de coucher avec une plus jolie que celle
|
||
que vous poursuivez. C'est la mienne, que je vous céderai au même
|
||
prix.» Fait et dit. Le grison garde la lettre de change, et mon
|
||
Juif couche avec la femme du grison. L'échéance de la lettre de
|
||
change arrive. Le Juif la laisse protester et s'inscrit en faux.
|
||
Procès. Le Juif disait: jamais cet homme n'osera dire à quel titre
|
||
il possède ma lettre, et je ne la paierai pas. A l'audience, il
|
||
interpelle le grison: «Cette lettre de change, de qui la tenez-
|
||
vous? -- De vous. -- Est-ce pour de l'argent prête? -- Non. --
|
||
Est-ce pour fourniture de marchandise? -- Non. -- Est-ce pour
|
||
services rendus? -- Non. Mais il ne s'agit point de cela. J'en
|
||
suis possesseur. Vous l'avez signée, et vous l'acquitterez. -- Je
|
||
ne l'ai point signée. -- Je suis donc un faussaire? -- Vous ou un
|
||
autre dont vous êtes l'agent. -- Je suis un lâche, mais vous êtes
|
||
un coquin. Croyez-moi, ne me poussez pas à bout. Je dirai tout. Je
|
||
me déshonorerai, mais je vous perdrai.» Le Juif ne tint compte de
|
||
la menace; et le grison révéla toute l'affaire, à la séance qui
|
||
suivit. Ils furent blâmés tous les deux; et le Juif condamné à
|
||
payer la lettre de change, dont la valeur fut appliquée au
|
||
soulagement des pauvres. Alors je me séparai de lui. Je revins
|
||
ici. Quoi faire? car il fallait périr de misère, ou faire quelque
|
||
chose. Il me passa toutes sortes de projets par la tête. Un jour,
|
||
je partais le lendemain pour me jeter dans une troupe de province,
|
||
également bon ou mauvais pour le théâtre ou pour l'orchestre; le
|
||
lendemain, je songeais à me faire peindre un de ces tableaux
|
||
attachés à une perche qu'on plante dans un carrefour, et où
|
||
j'aurais crié à tue-tête: «Voilà la ville où il est né; le voilà
|
||
qui prend congé de son père l'apothicaire; le voilà qui arrive
|
||
dans la capitale, cherchant la demeure de son oncle; le voilà aux
|
||
genoux de son oncle qui le chasse; le voilà avec un Juif, et
|
||
cætera et cætera. Le jour suivant, je me levais bien résolu de
|
||
m'associer aux chanteurs des rues; ce n'est pas ce que j'aurais
|
||
fait de plus mal; nous serions allés concerter sous les fenêtres
|
||
du cher oncle qui en serait crevé de rage. Je pris un autre parti.
|
||
|
||
Là il s'arrêta, passant successivement de l'attitude d'un homme
|
||
qui tient un violon, serrant les cordes à tour de bras, à celle
|
||
d'un pauvre diable exténué de fatigue, à qui les forces manquent,
|
||
dont les jambes flageolent, prêt à expirer, si on ne lui jette un
|
||
morceau de pain; il désignait son extrême besoin, par le geste
|
||
d'un doigt dirigé vers sa bouche entrouverte; puis il ajouta: Cela
|
||
s'entend. On me jetait le lopin. Nous nous le disputions à trois
|
||
ou quatre affamés que nous étions; et puis pensez grandement;
|
||
faites de belles choses au milieu d'une pareille détresse.
|
||
|
||
MOI. -- Cela est difficile.
|
||
|
||
LUI. -- De cascade en cascade, j'étais tombé là. J'y étais comme
|
||
un coq en pâte. J'en suis sorti. Il faudra derechef scier le
|
||
boyau, et revenir au geste du doigt vers la bouche béante. Rien de
|
||
stable dans ce monde. Aujourd'hui, au sommet; demain au bas de la
|
||
roue. De maudites circonstances nous mènent; et nous mènent fort
|
||
mal.
|
||
|
||
Puis buvant un coup qui restait au fond de la bouteille et
|
||
s'adressant à son voisin: Monsieur, par charité, une petite prise.
|
||
Vous avez là une belle boîte? Vous n'êtes pas musicien? -- Non. --
|
||
Tant mieux pour vous; car ce sont de pauvres bougres bien à
|
||
plaindre. Le sort a voulu que je le fusse, moi; tandis qu'il y a,
|
||
à Montmartre peut-être, dans un moulin, un meunier, un valet de
|
||
meunier qui n'entendra jamais que bruit du cliquet, et qui aurait
|
||
trouvé les plus beaux chants. Rameau, au moulin? au moulin, c'est
|
||
là ta place.
|
||
|
||
MOI. -- A quoi que ce soit que l'homme s'applique, la Nature l'y
|
||
destinait.
|
||
|
||
LUI. -- Elle fait d'étranges bévues. Pour moi je ne vois pas de
|
||
cette hauteur où tout se confond, l'homme qui émonde un arbre avec
|
||
des ciseaux, la chenille qui en ronge la feuille, et d'où l'on ne
|
||
voit que deux insectes différents, chacun à son devoir. Perchez-
|
||
vous sur l'épicycle de Mercure, et de là, distribuez, si cela vous
|
||
convient, et à l'imitation de Réaumur, lui la classe des mouches
|
||
en couturières, arpenteuses, faucheuses, vous, l'espèce des
|
||
hommes, en hommes menuisiers, charpentiers, couvreurs, danseurs,
|
||
chanteurs, c'est votre affaire. Je ne m'en mêle pas. Je suis dans
|
||
ce monde et j'y reste. Mais s'il est dans la nature d'avoir
|
||
appétit; car c'est toujours à l'appétit que j'en reviens, à la
|
||
sensation qui m'est toujours présente, je trouve qu'il n'est pas
|
||
du bon ordre de n'avoir pas toujours de quoi manger. Que diable
|
||
d'économie, des hommes qui regorgent de tout, tandis que d'autres
|
||
qui ont un estomac importun comme eux, une faim renaissante comme
|
||
eux, et pas de quoi mettre sous la dent. Le pis, c'est la posture
|
||
contrainte où nous tient le besoin. L'homme nécessiteux ne marche
|
||
pas comme un autre; il saute, il rampe, il se tortille, il se
|
||
traîne; il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions.
|
||
|
||
MOI. -- Qu'est-ce que des positions?
|
||
|
||
LUI. -- Allez le demander à Noverre, Le monde en offre bien plus
|
||
que son art n'en peut imiter.
|
||
|
||
MOI. -- Et vous voilà, aussi, pour me servir de votre expression,
|
||
ou de celle de Montaigne, perché sur l'épicycle de Mercure, et
|
||
considérant les différentes pantomimes de l'espèce humaine.
|
||
|
||
LUI. -- Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m'élever si
|
||
haut. J'abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais
|
||
terre à terre. Je regarde autour de moi; et je prends mes
|
||
positions, ou je m'amuse des positions que je vois prendre aux
|
||
autres. Je suis excellent pantomime; comme vous en allez juger.
|
||
Puis il se met à sourire, à contrefaire l'homme admirateur,
|
||
l'homme suppliant, l'homme complaisant; il a le pied droit en
|
||
avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le
|
||
regard comme attaché sur d'autres yeux, la bouche entrouverte, les
|
||
bras portés vers quelque objet; il attend un ordre, il le reçoit;
|
||
il part comme un trait; il revient, il est exécuté; il en rend
|
||
compte. Il est attentif à tout; il ramasse ce qui tombe; il place
|
||
un oreiller ou un tabouret sous des pieds; il tient une soucoupe,
|
||
il approche une chaise, il ouvre une porte; il ferme une fenêtre;
|
||
il tire des rideaux; il observe le maître et la maîtresse; il est
|
||
immobile, les bras pendants; les jambes parallèles; il écoute; il
|
||
cherche à lire sur des visages; et il ajoute: Voilà ma pantomime,
|
||
à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des
|
||
valets et des gueux.
|
||
|
||
Les folies de cet homme, les contes de l'abbé Galiani, les
|
||
extravagances de Rabelais, m'ont quelquefois fait rêver
|
||
profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de
|
||
masques ridicules que je place sur le visage des plus graves
|
||
personnages; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un
|
||
président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un
|
||
ministre, une oie dans son premier commis.
|
||
|
||
MOI. -- Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des
|
||
gueux dans ce monde-ci; et je ne connais personne qui ne sache
|
||
quelques pas de votre danse.
|
||
|
||
LUI. -- Vous avez raison. Il n'y a dans tout un royaume qu'un
|
||
homme qui marche. C'est le souverain. Tout le reste prend des
|
||
positions.
|
||
|
||
MOI. -- Le souverain? encore y a-t-il quelque chose à dire? Et
|
||
croyez-vous qu'il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de
|
||
lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse
|
||
faire un peu de la pantomime? Quiconque a besoin d'un autre, est
|
||
indigent et prend une position. Le roi prend une position devant
|
||
sa maîtresse et devant Dieu; il fait son pas de pantomime. Le
|
||
ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de
|
||
gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions,
|
||
en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le
|
||
ministre. L'abbé de condition en rabat, et en manteau long, au
|
||
moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des
|
||
bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est
|
||
le grand branle de la terre. Chacun a sa petite Hus et son Bertin.
|
||
|
||
LUI. -- Cela me console.
|
||
|
||
Mais tandis que je parlais, il contrefaisait à mourir de rire, les
|
||
positions des personnages que je nommais; par exemple, pour le
|
||
petit abbé, il tenait son chapeau sous le bras, et son bréviaire
|
||
de la main gauche; de la droite, il relevait la queue de son
|
||
manteau; il s'avançait la tête un peu penchée sur l'épaule, les
|
||
yeux baissés, imitant si parfaitement l'hypocrite que je crus voir
|
||
l'auteur des Réfutations devant l'évêque d'Orléans. Aux flatteurs,
|
||
aux ambitieux, il était ventre à terre. C'était Bouret, au
|
||
contrôle général.
|
||
|
||
MOI. -- Cela est supérieurement exécuté, lui dis-je. Mais il y a
|
||
pourtant un être dispensé de la pantomime. C'est le philosophe qui
|
||
n'a rien et qui ne demande rien.
|
||
|
||
LUI. -- Et où est cet animal-là? S'il n'a rien il souffre; s'il ne
|
||
sollicite rien, il n'obtiendra rien, et il souffrira toujours.
|
||
|
||
MOI. -- Non. Diogène se moquait des besoins.
|
||
|
||
LUI. -- Mais, il faut être vêtu.
|
||
|
||
MOI. -- Non. Il allait tout nu.
|
||
|
||
LUI. -- Quelquefois il faisait froid dans Athènes.
|
||
|
||
MOI. -- Moins qu'ici.
|
||
|
||
LUI. -- On y mangeait.
|
||
|
||
MOI. -- Sans doute.
|
||
|
||
LUI. -- Aux dépens de qui?
|
||
|
||
MOI. -- De la nature. A qui s'adresse le sauvage? à la terre, aux
|
||
animaux, aux poissons, aux arbres, aux herbes, aux racines, aux
|
||
ruisseaux.
|
||
|
||
LUI. -- Mauvaise table.
|
||
|
||
MOI. -- Elle est grande.
|
||
|
||
LUI. -- Mais mal servie.
|
||
|
||
MOI. -- C'est pourtant celle qu'on dessert, pour couvrir les
|
||
nôtres.
|
||
|
||
LUI. -- Mais vous conviendrez que l'industrie de nos cuisiniers,
|
||
pâtissiers, rôtisseurs, traiteurs, confiseurs y met un peu du
|
||
sien. Avec la diète austère de votre Diogène, il ne devait pas
|
||
avoir des organes fort indociles.
|
||
|
||
MOI. -- Vous vous trompez. L'habit du cynique était autrefois,
|
||
notre habit monastique avec la même vertu. Les cyniques étaient
|
||
les carmes et les cordeliers d'Athènes.
|
||
|
||
LUI. -- Je vous y prends. Diogène a donc aussi dansé la pantomime;
|
||
si ce n'est devant Périclès, du moins devant Laïs ou Phryné.
|
||
|
||
MOI. -- Vous vous trompez encore. Les autres achetaient bien cher
|
||
la courtisane qui se livrait à lui pour le plaisir.
|
||
|
||
LUI. -- Mais s'il arrivait que la courtisane fût occupée, et le
|
||
cynique pressé?
|
||
|
||
MOI. -- Il rentrait dans son tonneau, et se passait d'elle.
|
||
|
||
LUI. -- Et vous me conseilleriez de l'imiter?
|
||
|
||
MOI. -- Je veux mourir, si cela ne vaudrait mieux que de ramper,
|
||
de s'avilir, et se prostituer.
|
||
|
||
LUI. -- Mais il me faut un bon lit, une bonne table, un vêtement
|
||
chaud en hiver; un vêtement frais, en été; du repos, de l'argent,
|
||
et beaucoup d'autres choses, que je préfère de devoir à la
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bienveillance, plutôt que de les acquérir par le travail.
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MOI. -- C'est que vous êtes un fainéant, un gourmand, un lâche,
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une âme de boue.
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LUI. -- Je crois vous l'avoir dit.
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MOI. -- Les choses de la vie ont un prix sans doute; mais vous
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ignorez celui du sacrifice que vous faites pour les obtenir. Vous
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dansez, vous avez dansé et vous continuerez de danser la vile
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pantomime.
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LUI. -- Il est vrai. Mais il m'en a peu coûté, et il ne m'en coûte
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plus rien pour cela. Et c'est par cette raison que je ferais mal
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de prendre une autre allure qui me peinerait, et que je ne
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garderais pas. Mais, je vois à ce que vous me dites là que ma
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pauvre petite femme était une espèce de philosophe. Elle avait du
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courage comme un lion. Quelquefois nous manquions de pain, et nous
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étions sans le sol. Nous avions vendu presque toutes nos nippes.
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Je m'étais jeté sur les pieds de notre lit, là je me creusais à
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chercher quelqu'un qui me prêtât un écu que je ne lui rendrais
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pas. Elle, gaie comme un pinson, se mettait à son clavecin,
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chantait et s'accompagnait. C'était un gosier de rossignol; je
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regrette que vous ne l'ayez pas entendue. Quand j'étais de quelque
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concert, je l'emmenais avec moi. Chemin faisant, je lui disais:
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«Allons, madame, faites-vous admirer; déployez votre talent et vos
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charmes. Enlevez. Renversez.» Nous arrivions; elle chantait, elle
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enlevait, elle renversait. Hélas, je l'ai perdue, la pauvre
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petite. Outre son talent, c'est qu'elle avait une bouche à
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recevoir à peine le petit doigt; des dents, une rangée de perles;
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des yeux, des pieds, une peau, des joues, des tétons, des jambes
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de cerf, des cuisses et des fesses à modeler. Elle aurait eu, tôt
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ou tard, le fermier général, tout au moins. C'était une démarche,
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une croupe! ah Dieu, quelle croupe!
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Puis le voilà qui se met à contrefaire la démarche de sa femme; il
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allait à petits pas; il portait sa tête au vent; il jouait de
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l'éventail; il se démenait de la croupe; c'était la charge de nos
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petites coquettes la plus plaisante et la plus ridicule.
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Puis, reprenant la suite de son discours, il ajoutait: Je la
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promenais partout, aux Tuileries, au Palais Royal, aux Boulevards.
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Il était impossible qu'elle me demeurât. Quand elle traversait la
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rue, le matin, en cheveux, et en pet-en-l'air; vous vous seriez
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arrêté pour la voir, et vous l'auriez embrassée entre quatre
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doigts, sans la serrer. Ceux qui la suivaient, qui la regardaient
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trotter avec ses petits pieds; et qui mesuraient cette large
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croupe dont ses jupons légers dessinaient la forme, doublaient le
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pas; elle les laissait arriver; puis elle détournait prestement
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sur eux, ses deux grands yeux noirs et brillants qui les
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arrêtaient tout court. C'est que l'endroit de la médaille ne
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déparait pas le revers. Mais hélas je l'ai perdue; et mes
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espérances de fortune se sont toutes évanouies avec elle. Je ne
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l'avais prise que pour cela, je lui avais confié mes projets; et
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elle avait trop de sagacité pour n'en pas concevoir la certitude,
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et trop de jugement pour ne les pas approuver.
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Et puis le voilà qui sanglote et qui pleure, en disant:
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Non, non, je ne m'en consolerai jamais. Depuis, j'ai pris le rabat
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et la calotte.
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MOI. -- De douleur?
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LUI. -- Si vous le voulez. Mais le vrai, pour avoir mon écuelle
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sur ma tête... Mais voyez un peu l'heure qu'il est, car il faut
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que j'aille à l'Opéra.
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MOI. -- Qu'est-ce qu'on donne?
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LUI. -- Le Dauvergne. Il y a d'assez belles choses dans sa
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musique; c'est dommage qu'il ne les ait pas dites le premier.
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Parmi ces morts, il y en a toujours quelques-uns qui désolent les
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vivants. Que voulez-vous? Quisque suos patimur manes.
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Mais il est cinq heures et demie. J'entends la cloche qui sonne
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les vêpres de l'abbé de Canaye et les miennes. Adieu, monsieur le
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philosophe. N'est-il pas vrai que je suis toujours le même?
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MOI. -- Hélas oui, malheureusement.
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LUI. -- Que j'aie ce malheur-là seulement encore une quarantaine
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d'années. Rira bien qui rira le dernier.
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